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    La bande la Goutte d'Or

     

    Le 17 avril 2009, un article du journal Le Parisien nous informe qu'une bande de la Goutte d'Or règle ses compte avec une bande de Clignancourt. Voilà une nouvelle qui à priori semble bien inquiétante. Que nous dit cette information ? Est-ce le symptôme d'une époque ? Doit-on y voir une dérive d'un "communautarisme" ? Est-ce là un signe d'un phénomène d'une modernité anxiogène ? "N'était-ce pas mieux avant ?" se demande le brave citoyen. Regardons donc ce qui se passait "avant" pour voir ce qu'il en était. Retournons un siècle en arrière et feuilletons le journal quotidien La Lanterne dans son édition du 10 octobre 1905. Et on y apprend… qu'une bande de la Goutte d'Or règle ses comptes avec une bande de Clignancourt, déjà. Rien de bien nouveau en somme.

     

    Les Faits Divers Illustrés"Les Apaches (du boulevard) de la Chapelle" Les Faits-Divers Illustrés, 22 novembre 1908

    (Cliquer sur les images pour agrandir)

     

    Effectivement, le phénomène de bandes de délinquants attachées à un territoire, en l'occurrence à des quartiers populaires, n'est pas né avec les "bandes de racailles" dans les "cités", ni même avec les "Blousons noirs" des années 1960, mais bien avant, à la Belle Époque, avec les bandes d'Apaches. Car en 1905, le règlement de compte entre la Goutte d'Or et Clignancourt est une histoire d'Apaches. Mais ne nous y trompons pas, les guerriers de Geronimo ne se sont pas installés à Paris pour terroriser les faubourgs, ces Apaches là sont des gars du cru.

     

    La naissance des Apaches 

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or"Conférence apache" Carte postale humoristique

     

    Le nom d'Apaches est associé aux bandes de jeunes malfaiteurs sévissant dans les faubourgs parisiens durant le premier quart du du XXe siècle. Ce nom générique vient initialement de celui de la Bande des Apaches, une bande de Belleville active vers 1900 et dirigée par Léon Magnin. La fascination populaire exercée par la résistance de Geronimo aux États-Unis, le célèbre chef Apache, explique ce choix de baptême.

    On lit souvent que ce vocable d'Apaches serait né sous la plume de deux journalistes, Arthur Dupin et Victor Morris, et qu'il aurait été repris ensuite par des bandes organisées de malfrats pour se définir elles-mêmes. L'historienne Michèle Perrot situe ce baptême en 1902. En fait, cette théorie ne tient pas face à de simples éléments factuels. En effet, initialement il semble que ce soit bien la bande de Magnin qui s'est elle-même donné ce nom, comme en font foi, par exemple, un article du Matin daté du 30 juin 1900 et un autre du 2 août 1900, ou encore un article de l'Aurore du 1er juillet 1900. 

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or
    Extrait d'un article du journal Le Matin "Les sauvages de Belleville", 30 juin 1900

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or
    Extrait d'un article du journal Le Matin "Arrestation du chef des Apaches", 2 août 1900

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or
    Extrait d'un article du journal L'Aurore "Féroces bandits", 1er juillet 1900

     

    Mais cette bande a été vite oubliée et très vite c'est une autre bande de Belleville à qui, à tort semble-t-il, la presse a attribué le nom de Bande des Apaches. Il s'agit de la bande menée par François Dominique, dit Leca, et qui a connu une grande médiatisation avec la figure de "Casque d'Or", une prostituée nommée Amélie Élie qui fit chavirer les coeurs des voyous de Belleville. Suite à cette affaire, une pièce de théâtre "Les Apaches de Paris" de MM. Privat, Lordon et Delille, est créée le 17 octobre 1902 au Théâtre du Château d'Eau. Inspirée par l'affaire de Casque d'Or, la pièce est jouée alors que le procès de la tierce de Leca se tient à la cour d'assises de Paris. Cette pièce sera adaptée en 1952 au cinéma par Jacques Becker, Simone Signoret incarnant pour la postérité le rôle de Casque d'Or.

     

    Casque d'Or
    Amélie Élie, dite "Casque d'Or"

     

    La figure de l'Apache est née. La presse se chargeant ensuite de populariser et généraliser le nom. L'Apache est donc un membre de la pègre des faubourgs, mais se qui le différencie du truand traditionnel c'est sa proximité relative avec les milieux anarchistes, son goût pour les tenues vestimentaires élégantes et son appétence à "se montrer". Son accoutrement s'identifie facilement avec les trois accessoires indispensables au "look" de l'Apache, à savoir: le couteau à cran d'arrêt modifié, la chemise (joliment) froissée et surtout la casquette à trois ponts surnommée la "deffe" ou la "bâche". 

     

    Modigliani
     "Apache" Gouache sur papier de Modigliani(1904)

    Un Apache et sa gigolette
    Un Apache et sa gigolette, Le rire 02 septembre 1911

     

    Mais que fait la police ?

    Si le nom d'Apaches apparait vers 1900, ce phénomène de bande est antérieur. Dès la fin du XIXe, la presse se fait l'écho des méfaits de ces bandes pleines de culot, dont l'âge des membres varie de quinze à vingt-cinq ans.  Le taux de criminalité qui avait un peu baissé jusqu'en 1900 commence à exploser dès 1901, des taux de très loin supérieurs à ceux qu'on peut connaitre aujourd'hui. Le développement du phénomène largement relayé par les presse créé une vraie panique morale dans la population. On a peur de s'aventurer d'abord dans les faubourgs parisiens, mais bien vite c'est dans tout Paris que l'on tremble et même partout en France. Aussi, les Apaches cherchent à contrôler "leur" territoire, et les conflits entre bandes sont légions. La panique gagne plus encore et l'Apache devient le nom qu'on accole à toute forme de délinquance ; on finit par voir des Apaches partout! 

    On reproche aux forces de police leur inaction, leur incapacité à agir, voire leur frousse devant les Apaches. Certains commentateurs de l'époque vont même accuser les pouvoirs publiques et les policiers de complicité active avec les bandes d'Apaches. En première ligne de ces critiques se trouve le préfet Lépine.

     

    Paname est  Apache
    "Paname est Apache" M. Garcia

      

    Louis Lépine est préfet de police de Paris de 1893 à 1897 et de 1899 à 1913, période phare des Apaches. Le préfet Lépine (celui du Concours Lépine, à ne pas confondre avec Jean-François Lépine de la rue éponyme du quartier de la Goutte d'Or) est alors sur la sellette, et est l'objet de bien des railleries et de reproches pour son incapacité à vaincre les Apaches. Politiques et éditorialistes se plaisent à l'accuser de n'être qu'un doux protecteur pour les Apaches. Il trouve tout de même quelques défenseurs et garde la confiance de son ami Clemenceau. Pourtant, Lépine va multiplier les actions pour tenter de venir à bout de ce phénomène, comme la création de la police scientifique (celle qui fût catastrophique dans l'affaire de l'Ogresse de la Goutte d'Or), ou encore les fameuses "brigades du Tigre" (brigades régionales mobiles). Il va également avoir recours à des méthodes plus originales.

      

    Lépine"M. Lépine protégeant les petits travailleurs et chassant les Apaches (jouet animé)" Le Journal du Dimanche 1902

     

    Attaque!

    Voulant reprendre l'initiative, le préfet Lépine va tester de nouvelles méthodes. Ainsi il généralise l'utilisation de chiens policiers qui avait été expérimentée plus tôt à Neuilly sur Seine. C'est pour lutter contre les Apaches que sont nées les brigades canines en France. Pour rassurer la population qui gronde, on organise des démonstrations  de chiens d'attaque lors de manifestations publiques, on parle de l'initiative dans les journaux, on édite des cartes postales de propagande, on trouve même en librairie Les mémoires de Poum, chien de police, édités en 1913. Ce n'est pas tant qu'elle est efficace, mais cette méthode spectaculaire tend à rassurer le bourgeois en panique.

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or Les Apaches à la Goutte d'Or Les Apaches à la Goutte d'Or 
    Chiens d'attaque dressés contre les Apaches, vers 1900-1910 

     

    Les chiens de police
    "Les chiens de police à Paris ; MMrs les Apaches n'ont qu'à bien se tenir…" Le Grand Illustré 17 mars 1907 

     

    Dans les journaux, c'est la surenchère de propositions pour stopper les Apaches. Les uns prônent le bagne, les autres somment les policiers d'abattre systématiquement tout ce qui ressemble à un Apache. On prône beaucoup l'auto-défense armée, comme le Journal du Dimanche qui propose tout un éventail d'armement pour équiper le bon citoyen.

     

    Contre les Apaches  
    "Défendons-nous contre les Apaches" Le Journal du Dimanche 12 mars 1911

     

    Finalement, c'est la Première Guerre Mondiale qui va marquer le plus grand coup d'arrêt au phénomène des bandes d'Apaches. Certes, le banditisme, la criminalité et le proxénétisme n'ont pas disparu après-guerre, mais on ne parle plus spécifiquement d'Apaches à partir des années 1920. L'élégance arrogante des l'Apaches disparaît au profit de tenues plus discrètes.

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or
    Extrait d'un article du journal Le Javelot, "Le dernier salon ou l'on cause", 10 novembre 1923

     

    Danse Apache

    Seul souvenir des Apaches qui perdurera, c'est la "danse Apache" qui a connu un grand succès à travers le monde jusqu'au début de la Seconde Guerre Mondiale. Elle est née vers 1910 et a connu ses beaux jours dans les années 1920-1930. La danse Apache est une chorégraphie acrobatique qui mime une querelle violente entre un Apache et sa gigolette.  La danse est sulfureuse et fait scandale, on y voit une incitation au crime et à la débauche. En 1910, les tenanciers de bals publics de Berlin ont décidé de ne plus tolérer dans leurs établissements la "danse des Apaches" déclarée "inesthétique et inconvenante".

     

    Danse Apache
    "Chronique londonienne" revue Akademos (première revue "gay" française) 15 juillet 1909

     

    Danse apache 
    "Danse Apaches" Cartes postales par Alice Huertas

     

     

    Danse Apache, 1934

     

    La Goutte d'Or, territoire apache

    La Goutte d'Or, quartier populaire s'il en est, et haut lieu de la pègre et de la basse prostitution, est évidemment en proie aux Apaches. La partie Sud du quartier est largement investie par des bandes, qui se font et se défont au gré des morts et des arrestations de leurs membres.

     

    Les Apaches à la Goutte d'Or
    Le Matin, 30 septembre 1903

     

    Le boulevard de la Chapelle qui aligne garnis, hôtels douteux et maisons de passe est une des artères les moins sures de Paris. Le soir, les agressions, les crimes et les règlements de compte y sont légions. La rue de la Charbonnière est une voie presque entièrement consacrée à la prostitution, et comme on peut s'y attendre on y croise fréquemment des Apaches en parade. 

     

    CPA boulevard de la Chapelle
    "Boulevard de la Chapelle; Venez donc, beaux bébés roses" carte postale humoristique, 1909

     

    Rue de la Charbonnière
    Le Journal Amusant, 27 décembre 1924

      

    1 rue Fleury
    Deux pensionnaires devant la maison Benoit, "maison de société" au 76 boulevard de la Chapelle/1 rue Fleury
    (remplacé aujourd'hui par le Centre Fleury Goutte D'or-Barbara)

     

    Mais le reste du quartier de la Goutte d'Or n'est pas en reste. Le Bal Polonceau, au numéro 51 de la rue du même nom  et le Bal Adrien, 47 rue Myrha, sont largement investis par les Apaches, on y danse apache et on y joue à l'occasion du couteau ou du pistolet. Ces "bals des vaches" sont évidemment surveillés de très près par les policiers, notamment ceux des "moeurs". Rappelons-le encore, chez les Apaches, on dévalise, on vole, on venge, on tue, mais on a aussi un grand sens de la fête et de la gaudriole!

     

    Bals
    "Les bas-fonds du crime et de la prostitution" par M. Jean, 1899

     

    Rue Myrha
    Fusillade rue Myrha, Le XIXe Siècle, 26 août 1908

     

    La Lionne et la Bande de la Goutte d'Or

    En 1897, quelques années avant Casque d'Or et ses Apaches, une autre figure fit les délices des chroniqueurs. Marie Lyon (ou Lion?), dite "La Grande Marie" ou "La Lionne", est une prostituée dont s'est amourachée la Bande de la Goutte d'Or. Un certain Louis Lochain, dit "Petit Louis", en est le chef ; avec ses camarades Auguste Fauconnier, dit "Le Félé", Auguste le Bastard, dit "Barre-de-Fer", Léon Millet, dit "Dos-d'Azur", Léopold Schmitt, dit "Monte-En-L'Air", et quelques autres, ils écument les débits de boisson et les marchands de comestibles et font main basse  sur les alcools et les victuailles. Leur larcin, quand il n'est pas directement consommé, est revendu à bas prix dans un local s'affichant abusivement comme une "Succursale des Magasins généraux de Paris", au 114 rue de Belleville. 

     

    Rue de Belleville
    Rue de Belleville vers 1900 (le n° 114 est le 2e immeuble en partant de la droite)

     

    C'est La Lionne qui règne sur cette adresse et qui prépare les agapes pour ses voyous d'amants. Car les membres de la Bande de la Goutte d'Or sont tous les amants dévoués de La Lionne et s'accommodent très bien de cette situation. Tout semble aller au mieux pour cette joueuse troupe, jusqu'au 28 avril 1897, jour ou une descente de police vient mettre fin aux frasques de La Lionne et la Bande de la Goutte d'Or. 

     

    La Lionne
    "Une bande joyeuse" La Matin, 30 avril 1897

     

    La nouvelle paraît dans les quotidiens parisiens. C'est ainsi qu'Aristide Bruant, célèbre voisin montmartrois de la Goutte d'Or, découvre l'histoire de Marie Lyon et ses amants dans l'Écho de Paris. L'histoire ne peut pas laisser Bruant insensible, il va s'en inspirer pour écrire une chanson, La Lionne, et faire entrer Petit-Louis, Dos-d'Azur, Monte-en-l'Air, Le Félé et Barre-de-Fer dans la postérité.

     

    La Lionne, d'Aristide Bruant

    Rouge garce... A la Goutte‐d'Or
    Elle reflétait la lumière
    Du chaud soleil de Thermidor
    Qui flamboyait dans sa crinière.
    Ses yeux, comme deux diamants,
    Irradiaient en vives flammes
    Et foutaient le feu dans les âmes...
    La Lionne avait cinq amants.

    Le Fêlé, la Barre de Fer,
    Petit‐Louis le grand chef de bande,
    Et Dos‐d'Azur... et Monte‐en‐l'Air
    Se partageaient, comme prébende,
    Les soupirs, les rugissements,
    Les râles de la garce rouge
    Et cohabitaient dans son bouge...
    La Lionne avait cinq amants.

    Et tous les cinq étaient heureux.
    Mais, un matin, ceux de la rousse,
    Arrêtèrent ses amoureux
    Dans les bras de la garce rousse.
    Ce sont petits désagréments
    Assez fréquents dans leurs commerce...
    Or ils en étaient de la tierce !
    La Lionne et ses cinq amants.

     

     

    Les Tombeurs de la Goutte d'Or

    Si la Bande de la Goutte d'Or du Petit-Louis a disparu avec l'incarcération de ses protagonistes, pour autant, la Goutte d'Or n'est pas désertée, et de nouvelles bandes viennent remplacer celles décimées par les balles des bandes rivales ou par la police. En 1905, c'est les "Tombeurs de la Goutte d'Or" qui règnent sur le quartier.

    Le soir du 9 octobre 1905, pas moins d'une trentaine de membres des Tombeurs de la Goutte d'Or se sont donnés rendez-vous Aux Vendanges de Bourgogne, célèbre salle de bal et de banquet, sise au 14 de la rue de Jessaint. Un fois la soirée achevée, en s'engageant sur le pont de Jessaint, la bande tombe sur Alphonse Sabati, un membre des "Costos (sic) de Clignancourt", une bande d'Apaches rivale. Les Tombeurs entourent le Costo isolé, acculé contre les grilles du pont, et comptent bien en découdre. Il ne doit son salut qu'au passage d'agents qui font leur ronde. Les agents Maréchal et Grière tentent de maitriser Sabati qui brandit son couteau. Ce dernier se retourne contre les agents et plante son couteau en plein dans le coeur de l'agent Maréchal. Mais, comme par miracle, le couteau s'enfonce dans le porte-feuille épais du policier chanceux qui s'en sort indemne. On procède à l'arrestation de Sabati, mais les Tombeurs de la Goutte d'Or comptent bien récupérer leur ennemi de Clignancourt. Des coups de feu sont tirés, un homme s'effondre,  c'est Alphonse Sabati qui est touché, grièvement blessé par une balle dans la poitrine. Le bruit amène les renforts de police et les Apaches s'évanouissent dans la nuit, non sans avoir brisé quelques vitrines de commerces aux alentours.

     

    Rue de Jessaint
    La rue  et le pont de Jessaint vers 1900, au premier plan à gauche la célèbre salle de bal "Aux vendanges de Bourgogne"

     

    Le Manchot

    La Bande de la Goutte d'Or fait toujours régulièrement parler d'elle dans les journaux, Le quartier est incessamment en proie aux cambriolages et est témoin de nombreux règlements de compte, de jour comme de nuit.

     

    La Bande de la Goutte d'Or
    Le Matin, 22 avril 1907

     

    En janvier 1913, le police peut enfin s'enorgueillir d'avoir arrêté, encore, la Bande de la Goutte d'Or. Après Lucien Fauvel pris en flagrant délit de cambriolage rue Jean Robert, c'est au tour de Léon Buiron et de Marcel Brelaut d'être arrêtés. Mais surtout c'est le chef de la Bande de la Goutte d'or qui tombe: Georges Delan, dit "Le Manchot". Amputé d'un bras, perdu à cause d'un coup de fusil reçu dans une expédition nocturne rue du Département en août 1907, Le Manchot était recherché depuis fort longtemps, notamment après avoir tué Camille Artaz, un jeune ouvrier de quinze ans. On retrouvé chez Delan, des armes qui avait été volées au cours de cambriolages commis par la fameuse Bande à Bonnot. La compagne du Manchot, Clémentine Paquet, est mise sous les verrous également. Car dans les bandes d'Apaches, les filles ne sont pas en reste. Elles sont actives avec les hommes Apaches, pas seulement comme "gagneuses", mais elles forment elles-même des bandes "d'Apaches femelles". Une fois encore, les "Zoulettes du 9-3" aujourd'hui n'ont rien inventé.

     

    Les Apaches en Jupons

    Nos sociétés ont tendance à invisibiliser la violence des femmes (des fois qu'elle seraient tentées d'en user pour se défendre!). Toutefois, il existe des exceptions, notamment quand cette violence devient trop flagrante. Parmi ces tapageuses exceptions, les "Femmes Apaches" ont parfaitement su s'illustrer. Du coté de la Goutte d'Or, le boulevard de la Chapelle est certes un territoire Apache, mais il est aussi un territoire des femmes Apaches. Prises dans la violence qui règne le long du boulevard, les filles "en cheveux" savent réagir, se défendre et manier le couteau si le besoin s'en fait sentir. Et si dans la presse elles commencent d'abord à apparaître au coté des Apaches, on voit bientôt poindre des exactions commises par des bandes "d'Apaches en jupons". 

     

    Les Apaches en jupons
    Le Matin, 5 octobre 1910

     

    L'oeil de la Police, un des nombreux journaux à sensation de l'époque, nous livre en une deux de ces histoires de bandes de gigolettes sévissant dans le quartier.

    La première nous raconte l'histoire de Jules Bazet, un garçon épicier demeurant rue des Gardes et qui s'est fait "entôlé par deux belles filles". Bazet se promène un soir sur boulevard Barbès avec la ferme intention de ne pas rentrer seul chez lui. Dans sa quête de compagnie, il croise le chemin de deux belles, "bien habillées" et au pas chaloupé, qu'il s'empresse d'aborder. Il les invite dans un café tout proche. Après un charmante conversation, et mis en confiance, il emmène  nos deux Apaches en jupons à son domicile. Bien mal lui en pris, à peine arrivés dans son modeste garni de la rue des Gardes, les deux invitées se ruent sur lui, le frappent, le jettent à terre et le ligotent "comme un saucisson". La chambre est minutieusement fouillée et les deux filles se s'enfuient avec sept louis d'or et une montre en or, toute la fortune du saucissonné Bazet. On ne retrouvera pas la traces des deux drôlesses.

     

    Boulevard Barbès
    "Entôlé par deux belles filles" L'Oeil de la police, 1908 N°30

     

    Toujours dans L'Oeil de la Police, on apprend les aventures d'un autre homme, Louis Hurel, qui fut aussi une proie des Apaches en jupons. L'histoire se déroule le 18 février 1908 sur le boulevard de la Chapelle, un peu en dehors de la Goutte d'Or vers la rue Philippe de Girard.

     

     

    Apaches en Jupons
    "Apaches en Jupons" L'Oeil de la police, 1908 N°6

     

    Vers minuit, Louis Hurel, mécanicien de Lagny, vient de rendre visite à un de ses cousins qui habite rue Ordener et s'en retourne prendre son train à la gare de l'Est. Chemin faisant, il croise la route de Louise Dufort, dite "La Crevette", de Léontine Chaumet, dite "Titine", de Julie Castel, dite "La Boiteuse", de Juliette Ramey et de Victorine Hirsch. Les cinq filles l'entourent prestement et lui font le coup du Père François (voir une illustration de cette méthode ci-dessous). les Apaches en jupons le dépouille du peu d'argent qu'il possède, de ses vêtements ainsi que de ses chaussures "toute neuves", laissant le pauvre Hurel à moitié nu. Alertés par les cri de ce dernier, deux agents prennent en chasse les bougresses qui s'enfuient dans la rue Philippe de Girard et s'engouffrent dans un immeuble au n°38 de cette rue. Elles se réfugient sur le toit d'un petit hangar en fond de cour. Les agents sur place, bientôt aidés de renforts, mettent plus d'une une heure à venir à bout des Apaches en jupons qui tiennent vaillamment le siège depuis le toit de zinc. On finit par arrêter la bande et Louis Hurel a pu retrouver, entre autre, ses chaussures "toutes neuves".

     

    Le coup du père François
    "Pauvre Léontine; Le coup du Père François" (illustration d'une agression boulevard de la Chapelle, vers la rue de la Charbonnière) Les Faits-Divers Illustrés, 17 octobre 1907

     

    Finissons ces histoire d'Apache dans la Goutte d'Or avec une note plus sympathique, une chanson d'Aristide Bruant pour qui, comme nous avons pu le voir, les Apaches ont été une grande source d'inspiration.

     

     
    Aristide Bruant "Chant d'Apaches"

     

    PS: Amis lecteurs, quoi qu'on en dise, la Goutte d'Or n'est pas une "No Go Zone" et vous pouvez venir vous y promener à votre aise sans qu'aucune bande de la Goutte d'Or ne vienne vous voler vos chaussures "toutes neuves". Promis! 

     

     

     

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    6 commentaires
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    "Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte d'or où je me promenais avec Alain Juppé la semaine dernière, il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur"

    Jacques Chirac, discours d'Orléans, 19 juin 1991

     

     

    Le 28 rue Affre est en plein cœur du quartier parisien de la Goutte d'Or. Et c'est précisément ce quartier que Jacques Chirac évoque dans son fameux (et fumeux) discours d'Orléans où il cite la tristement célèbre expression "le bruit et l'odeur" pour appuyer son discours pour le moins démagogique. Petite phrase symptomatique d'une dérive raciste dénoncée dans la chanson du groupe Zebda Le bruit et l'odeur. Plus de vingt années se sont écoulées, mais le Goutte d'Or reste un quartier que beaucoup de politiques, journalistes et autres éditorialistes se plaisent à stigmatiser.

     

     

    Mais finalement, au-delà de la rhétorique douteuse du candidat Chirac, qu'est-ce qu'on entend et qu'est-ce qu'on sent dans les rues de la Goutte d'Or ? Aurions-nous de forts désagréments olfactifs dans nos rues et nos immeubles ? Serions-nous incommodés par les nuisances sonores ? Qu'en est-il du bruit et de l'odeur à la Goutte d'Or ? Pour nous en rendre compte, faisons ensemble un tour du quartier, l'odorat et l'ouïe en alerte. Nous verrons qu'il n'est pas si désagréable d'y promener ses sens. Mais replongeons-nous d'abord dans le passé du quartier, pour voir qu'il n'a pas toujours été très agréable d'y trainer son nez et ses oreilles.

     

    Les sensations du passé

    S'il est facile aujourd'hui de rendre compte des odeurs et des bruits de la Goutte d'Or, comment rendre compte de ceux d'antan, de ce passé sans trace ? On peut imaginer en partie, à partir d'éléments historiques et géographiques, mais on peut également trouver dans les discours des contemporains des témoignages olfactifs et sonores qui permettent d'appréhender cet environnement. Ou plutôt ces environnements, car les siècles passés ont vu évoluer le bruit et l'odeur dans ce petit territoire qu'on nomme aujourd'hui la Goutte d'Or.

    Remontons au XVIIIe siècle pour commencer notre exploration temporelle et sensorielle dans ce territoire hors de Paris qui dépend alors de la paroisse de Saint-Laurent mais dont la vie est tournée vers la Chapelle Saint-Denis. Nous sommes ici sur la butte des Couronnes. Située à l'Est de la butte Montmartre, la butte des Couronnes commence à accueillir des moulins sur sa crête. Cela lui vaudra de s'appeler ensuite la Butte des Cinq Moulins. Ces moulins viennent tenir compagnie à la vigne de la Goutte d'Or. La colline n'est pas couverte de vignes comme on peut souvent le lire, on sait seulement qu'une vigne aurait été présente au Sud-Ouest du territoire. Ce qui est certain, c'est qu'il existe cabaret implanté au carrefour de la rue de la Goutte d'Or et rue des Poissonniers (aujourd'hui boulevard Barbès) et dont l'enseigne "À la Goutte d'Or" donnera le nom d'abord de la rue éponyme et ensuite du quartier. La Butte des Couronnes se partage donc entre des terres de pâturage, les moulins à plâtre sur la crête (aujourd'hui rue Polonceau),  des carrières de plâtre pour alimenter ces derniers qui commencent à voir le jour au Sud, le Séminaire Saint-Charles (qui dépend du Clos Saint-Lazare qui lui-même forme la frontière Sud de la Butte des Couronnes) qui s'étendait sur le coté impair de la rue du faubourg Saint-Denis, ainsi que des marais malodorants du côté Est (aujourd'hui rue Stephenson et voies de chemin de fer du Nord). 

     

    plan 1739
    Plan du futur quartier de la Goutte d'Or en 1739 (Cliquer sur les images pour les agrandir)

     

    Les voies de communication se limitent alors à quelques chemins. L'actuelle rue des Poissonniers, alors Chemin de la Marée, qui délimite la frontière entre la Chapelle et Montmartre est sans conteste la voie la plus ancienne du quartier, son tracé remonte sans doute au Ier siècle de notre ère. Jusqu'à l'arrivée du chemin de fer, ce chemin a été la route d'arrivée de la marée, venant directement de la Manche par route ou du port de Saint-Denis par la Seine, pour approvisionner Paris en poissons de mer. Il devait régner alentour un fumet pas toujours fameux. Au Nord, la rue Marcadet est déjà là aussi. En 1730 les Messieurs de Saint-Lazare, à qui appartiennent les terre au Sud de la Butte des Couronnes, ouvrent le Chemin de traverse de celui des Poissonniers au faubourg de Gloire (rue Marx Dormoy et rue de la Chapelle), c'est aujourd'hui les rues de la Goutte d'Or et de Jessaint.  Le reste  se limite à quelques petits chemins vicinaux qui relient les moulins au village de la Chapelle Saint-Denis dont ils dépendent. Nous sommes là dans un environnement rural d'une petite paroisse à mi-chemin entre Paris et Saint-Denis. La grande foire du Lendit qui est née dans ce village a été confisquée il y a bien longtemps par la ville de Saint-Denis, en 1444, et La chapelle Saint-Denis ne connait donc plus l'effervescence de cette foire très célèbre et sa cohorte de bruits et d'odeurs.

     

    Plan 1750
    Plan de la partie Sud de la Goutte d'Or en 1750 (Archives Nationales)

     

    L'essor industriel

    À la fin du XVIIIe siècle, ce que l'on ne nomme toujours pas le hameau de la Goutte d'Or voit s'établir une grande nitrière artificielle, ou salpêtrière. À n'en pas douter, cette activité industrielle devait empuantir largement son environnement proche. En effet la fabrication du salpêtre pour la poudre à canon consiste en la formation de nitrate de potassium par décomposition, sur plusieurs années, d'excréments et d'urines d'humains et d'animaux. Ce type d'industries "polluantes" commence alors à s'installer à Paris et dans ses faubourgs, mais rapidement une règlementation stricte va repousser cette industrie malodorante loin des habitations parisiennes. Mais malgré cette règlementation, le territoire de la Chapelle Saint-Denis, une petite paroisse devenue commune après la  Révolution, va vite se couvrir durant le XIXe siècle d'ateliers, de fabriques et d'usines, non sans désagrément pour le voisinage. 

     

    Nitrière
    Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris par M. Thiéry, 1787

     

    En 1790, le territoire est rattaché officiellement à la comme de la Chapelle Saint-Denis. Le XIXe siècle va transformer ce petit territoire rural en une zone de petites industries et d'habitations ouvrières. Cette urbanisation rapide va exploser avec l'arrivée du chemins de fer du Nord en 1846, plaçant la Goutte d'Or entre la Gare du Nord et la gare de marchandise de la Chapelle. Cette situation va non seulement favoriser le développement de petites fabriques mais rapidement d'industries plus lourdes, comme les établissements Cavé dans la rue du même nom, qui produisent des locomotives et des machines à vapeur, ou encore les forges Pauwels au 50 de la rue des Poissonniers.

     

    "L'industrie commerciale de La-Chapelle-Saint-Denis consiste en filature de coton, soie et cachemire, corderies, ébénisterie ; fabrique de claviers pour piano, de M. Pleyel ; mouvemens (sic) de pendules, fabrique de toiles cirées et goudronnées, de visière pour casquettes de chapellerie, épuration d'huile, commerce de vins, d'eau-de-vie en gros, distillerie, féculerie de pomme de terre, vinaigrerie, pharmacie, quincaillerie, maison de transit et de roulage, auberges, marchés aux vaches grasses et laitières tous les mardis, et aux porcs tous les jeudis, nourrisseurs de bestiaux fournissant du lait à la capitale."

    Extrait de "Itinéraire historique, géographique, topographique, statistique, pittoresque et biographique de la vallée de Montmorency, à partir de la porte Saint-Denis à Pontoise inclusivement" par Louis-Victor Flamand-Grétry, 1840 

     

    Les trains qui circulent dans la tranchée de chemin de fer et les cheminées d'atelier et d'usine commencent à assombrir le ciel et à empuantir l'air. Des rues nouvelles quadrillent le territoire, mais elles ne sont que peu entretenues et sont rarement viabilisés. Les eaux stagnantes et les accumulations d'immondices donnent un triste visage aux modestes constructions qui couvrent à présent une grande partie du quartier.

     

    Voies de chemin de fer du Nord
    Le train express de Lille crache ses fumées et ses vapeurs en sortant de la Gare du Nord, boulevard de la Chapelle, sous le pont Saint-Ange, 1910 

     

    La Goutte d'Or longe le mur des Fermiers généraux à l'extérieur de la capitale, entre les portes de Saint-Denis et Poissonnière. La vie de faubourg y bat son plein. Auberges, cabarets, bals et bien vite maisons de tolérance, animent le quartier avec leurs bruyantes agapes. L'habitat précaire accueille d'abord les migrants de province, de l'Est et du Nord notamment puis une migration européenne (Belgique, Luxembourg, Prusse…) et du Maghreb dès la fin du XIXe siècle. Le XXe siècle verra bien d'autres vagues migratoires arriver dans le quartier. À la fin du XIXe siècle, le Nord du quartier est largement investi par des Juifs fuyant les pogroms d'Europe de l'Est. Les commentateurs de l'époque déplorent qu'on n'y parle pas français et se plaignent que l'on y mange et commerce que Yiddish ; le "bruit et l'odeur", déjà.

     

    "On y trouve, en effet, plus d'usines et de cabarets que de maisons de campagne. Cependant, si elle réunit tous les inconvénients de l'industrie, ses bruits, ses mauvaises odeurs, ses fumées, ses malpropretés, elle en a aussi non-seulement les avantages, mais elle en offre un spectacle animé, intéressant."

    Extrait de "Les environs de Paris" par Adolphe Joanne, à propos de La Chapelle Saint-Denis, 1856

     

    Plan 1860
    Plan de la Goutte d'Or, juste après l'annexion de la Chapelle à Paris en 1860 

     

    La Goutte d'Or, trop rapidement urbanisée, concentre une population ouvrière et pauvre logée dans des immeubles modestes et mal entretenus, souvent construits à peu de frais par des investisseurs plus concernés par la rentabilité immédiate de leur investissement que par le bien-être de leurs locataires. Les marchands de sommeil ne datent pas d'aujourd'hui. Les rues sont à l'avenant, sales et mal entretenues. Mais la vie y est dense et animée et les rues raisonnent de l'activité industrieuse du quartier.

     

    "En effet, par suite de ses contestations aucune espèce réparations et d'entretiens de pavé n'a pu avoir lieu depuis 1830, pour maintenir les rues de ce quartier en état de viabilité, notamment celles des Couronnes (aujourd'hui rue Polonceau) et de Jessaint, où la sûreté et la salubrité publique se trouvent également compromises. La sûreté : puisque les voitures, quelles qu'elles soient, ne peuvent y pénétrer passé la clôture, sans risquer de s'y briser et par la suite la circulation se trouve arrêtée au moment où elle devient, comme moyen de police, une garantie de sécurité pour les habitans (sic) et les passans (sic) surtout, dans un quartier aussi excentrique; et la salubrité:  parce que tout écoulement d'eau est devenu impossible dans ces rues dont l'aspect ne présente que des amas d'immondices et d'eaux infectes."

    Extrait du Journal de la Banlieue, 20 mai 1857

     

    Zola 

    C'est ce décor que va choisir Zola pour y situer l'action de l'Assommoir. Romancier naturaliste, Émile Zola brosse un portrait à charge du quartier, ne pointant que les aspects négatifs. Il a besoin d'un décor sordide pour des destins sordides. C'est ainsi qu'il ignore la villa Poissonnière, trop coquette pour son histoire,  les guides de voyageurs d'alors en conseillent tous la visite, ou encore l'église Saint-Bernard de la Chapelle et son architecture néo-gothique qui fait pourtant alors la fierté du quartier. Aussi, si l'Assommoir dépeint la Goutte d'Or comme un secteur sinistre et sale, il faut relativiser ses descriptions un peu exagérées.

     

    "Elle (Gervaise)regardait à droite, du coté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait a gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant, presque en face d'elle, a la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassines; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troue de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant a voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait la un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement."

    Émile Zola, L'Assommoir

     

    Si Zola noirci le tableau à dessein, il faut reconnaitre que ce dernier n'est pas bien reluisant. Et l'annexion de la Chapelle Saint-Denis à Paris en 1860 ne change pas la donne.

     

     

    Un territoire paria 

    Les usines du Nord du quartier et du Nord parisien vicient l'air des étroites ruelles de la Goutte d'Or, pour longtemps encore. Il faut y ajouter la circulation incessante pour desservir ces entreprises, circulation hippomobile d'abord et automobile ensuite. Jusqu'au troisième quart du XXe siècle, la Goutte d'Or s'organisera essentiellement entre ateliers et fabriques au Nord et basse prostitution et criminalité au Sud. Les pouvoirs publics ne se soucient guère du sort des ses habitants. Notons une exception à la fin du XIXe siècle, avec le conseiller de Paris M. Breuillé, un correcteur d'imprimerie demeurant rue Stephenson, qui inlassablement va tenter d'améliorer les conditions de vie dans la Goutte d'Or, préconisant notamment le tracée de voies nouvelles "pour que l'air circule dans le quartier", l'installation d'urinoirs publics ou la réfection des chaussées et des caniveaux. Il défendit également un projet de couverture des voies de Chemin de fer du Nord, du pont Saint-Ange au pont Marcadet afin d'y établir un square gazonné, comme on le sait ce projet ne vit jamais le jour.

     

    Les ouvriers des deux mondes
    Extrait de la revue "Les ouvriers des deux mondes" à propos de la Goutte d'Or, 1901 

     

    Rue des poissonniers
    Embauche des ouvriers au petit matin, rue des Poissonniers vue de la rue Ordener, dans "Les minutes parisiennes. 9, 6 heures du matin : La Chapelle", par Désiré Louis, illustrations de Gaston Prunier, gravées sur bois par T.-J. Beltrand et Dété, 1904. 

     

    Longtemps encore, ce territoire enclavé entre l'hôpital Lariboisièree au Sud, la butte Montmartre à l'Ouest, les fortifications aux Nord et les voies de chemin de fer du Nord à l'Est, va continuer d'accueillir des populations défavorisées et des migrants, venant principalement d'Algérie notamment après la Seconde Guerre Mondiale, sans que les pouvoirs publics ne se soucient guère de leurs conditions de vie et d'hygiène. Ce n'est qu'à la fin du XXe siècle que l'environnement fort dégradé de ce quartier populaire va peu à peu connaitre des jours meilleurs sur le plan de la salubrité.

     

    Cité Marcadet
    Un immeuble ouvrier en 1906, occupé au rez-de-chaussée et dans les dépendances par des écuries et le stockage de fourrage, 13 cité Marcadet (cité Sainte-Anne jusqu'en 1877, détruite en 1909 pour permettre le prolongement de la rue Léon entre La rue Marcadet et la rue d'Oran)

     

    Et si le quartier a longtemps subit les fumées des usines alentours, dans ses rues raisonnent aussi le bruit des machines de ces fabriques. En effet, une multitude de machines bruyantes sévissaient dans les ateliers. Presse, four, pilon, scie, fraiseuse, tour ou encore perceuse sont autant de machines-outils dont on use sans cesse dans les ateliers de la Goutte d'Or. Leurs bruits raisonnent dans les petites rues du quartier tout au long de la journée.

     

    Agaz
    Établissements Agaz (vue d'artiste) , 1 rue de Polonceau, fabrique de lampes à gaz, vers 1910

     

    Le déclin industriel

    Mais petit à petit, les ateliers vont migrer vers des espaces plus libres et moins contraints, vers le Nord parisien et la banlieue. Depuis la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle, Le logement va remplacer peu à peu les ateliers, à l'exemple des entrepôts de la Compagnie Générale des Omnibus dont le démantèlement va permettre à une compagnie d'assurance de percer les rues de Panama et de Suez. Pour autant, la qualité de vie ne s'améliore pas beaucoup, notamment avec le passage continuel de locomotives à charbon des Chemins de fer du Nord.

     

    "…ce pauvre quartier, défavorisé au point de vue des possibilités d'extension et de l'extrême vétusté de la plupart de ses immeubles, de l'étroitesse de ses rues et de ses passages, est traversé dans toute sa longueur par les voies du chemin de fer de la ligne du Nord. Les trains circulent sans cesse de jour et de nuit dans un vacarme assourdissant. La fumée des locomotives entretient la moitié du quartier sous un brouillard permanent et chargé de suie qui interdit aux habitants garder leurs fenêtres ouvertes. Quant aux maisons qui bordent immédiatement la ligne, il suffit de voir la patine noire dont elles sont recouvertes pour se faire une idée de l'atmosphère dans laquelle vivent leurs locataires."

    Extrait de la revue L'Architecture du 1er novembre 1919

     

    "…petites boutiques de théâtre qu'on ne voit plus que dans ces parages, caboulots exigus où il y a à peine la place de trinquer quand trois buveurs y discutent debout, fruiteries profondes et moites sentant l'œuf dur et la betterave, cabanes des marchands de marrons, de « frites » et de journaux, basse échoppe du savetier avec une pie installée dans une bottine, puisard du chiffonnier au sol d'immondices, de terreau spongieux où sèchent, retournées et pendues à un clou, des peaux de lapin marbrées de bleu, couleur de savon de Marseille ; et des ruelles, des appentis branlants, des passages ravinés d'aigres courants d'air; toujours et uniformément de sinistres culs-de-sac résonnant creux comme un où seul un chat qui ne tient pas sur ses pattes, le cou pas plus gros qu'un cordon de sonnette, miaule de faim. Puis, c'est le poste de police et sa lanterne rouge, le lavoir souillant de la buée sur son drapeau de zinc qui ne flotte jamais."
     
    Extrait de "Le chemin du Salut ; Irène Olette", à propos de la rue Doudeauville, 1919
     
     

    Dubreuil
    Ouvrières posant dans la cour de la scierie mécanique F. Dubreuil, 70-72 rue Stephenson, vers 1910. Un témoignage de la petite industrie et de l'artisanat encore présents dans la Goutte d'Or au début du XXe siècle.

     

    Une des premières améliorations significatives de la qualité de l'air dans la quartier de la Goutte d'Or vient justement de l'abandon des locomotives à charbon, puis plus récemment de celles fonctionnant au diesel. La désindustrialisation du Nord parisien et de la Plaine Saint-Denis va parachever ce relatif assainissement que nous connaissons à présent. En effet, aujourd'hui le quartier de la Goutte d'Or est comme le reste de l'agglomération parisienne, soumis à une pollution de l'air qui dépasse trop souvent les seuils prescrits. La pollution due aux émissions des véhicules se concentre à présent autours des axes routiers qui encadrent le quartier, à savoir le boulevard de la chapelle, le boulevard Barbès, la rue Marx Dormoy, la rue Ordoner et la rue Doudeauville, mais aussi le périphérique plus au Nord. Les rues intérieures du quartier sont elles relativement peu concernées par le bruit et l'odeur de la circulation. Sauf par les bruits intempestifs de klaxon dans une circulation relativement clairsemée mais totalement chaotique, comme on ne la tolèrerait dans aucun autre quartier de Paris. 

    Puisque nous sommes revenu à notre époque, laissons son passé industriel et poursuivons donc notre promenade à travers la Goutte d'Or contemporaine.

     

    Dans les rues de la Goutte d'Or, le nez au vent

    Commençons notre déambulation olfactive et sonore par la station de métro Barbès-Rochechouart. Ici, c'est comme un peu partout dans Paris, c'est l'atmosphère étouffante de la circulation automobile qui prédomine. On est à un carrefour important, ça klaxonne, ça freine, ça démarre, en deux mots : ça circule. À intervalles réguliers, le grondement sourd du métro aérien s'impose parmi les autres bruits de mécaniques qui ne peuvent rivaliser.

     

    Carrefour Barbès
    Carrefour Barbès-Rochechouart, octobre 2014 

     

    Au début du boulevard Barbès, les caddies des vendeurs à la sauvette répandent une odeur de charbon de bois et, selon la saison, de maïs grillé, de popcorns ou de marrons chauds. Bien évidement, cela s'accompagne de la ritournelle rituelle "Chaud-maïs-chaud!" qui anime les coins de rue des quartiers populaires. Très bientôt ce seront des odeurs de brasserie que l'on sentira, quand s'ouvrira la brasserie qui va remplacer le magasin Vano disparu dans un incendie (photo ci-dessus). C'est ici que se commercent des cigarettes de contrebande que les vendeurs écoulent au cri de "Marlboro bled!".

     


    "Sounds of Boulevard Barbéscapture par Des Coulam pour son projet d'exploration sonore Soundlandscapes 

     

    Engageons-nous boulevard de la Chapelle, longeons le coté pair de la station de métro, oublions l'irrespirable coté impair faisant continuellement office d'urinoir. C'est jour de marché (mercredi ou samedi), à travers la foule compacte de clients, vous sentez les sympathiques odeurs d'un marché où dominent les primeurs. Ici, dès que la saison commence, on piétine, tout au long du marché, sur des peaux d'orange odorantes, reliefs des petits appâts à clients. Les vendeurs hèlent le chaland, rivalisant entre étals à qui charmera le mieux la clientèle par ses appels aux bonnes affaires. Avançons jusqu'à  ce vendeur qui a la voix qui porte plus que toutes, vous le reconnaissez facilement, ce roi des crieurs se distingue en portant une étrange couronne faite d'un sac plastique bleu qu'il porte en bandeau. Tournons après son stand, glissons-nous entre les étals et sortons du marché. 

     


    "Sounds of the Marché Barbès" Soundlandscapes

     

    Une fois franchie la foule serrée et animée de jeunes hommes, faisant là quelques menus commerces pas toujours recommandables, remontons la rue de la Charbonnière et celle de Chartres pour arriver rue de la Goutte d'Or. On a le loisir de passer devant plusieurs pâtisseries orientales et l'air s'emplit de miel et d'amande. À l'angle des rues de la Goutte d'Or et des Gardes, l'air se charge des ferments de houblon et d'orge que la brasserie de la Goutte d'Or laisse échapper.
     
     

    JuppéFaisant fi du bruit et de l'odeur et n'écoutant que son courage, Alain Juppé, alors député de Paris, boit, très naturellement, à la fontaine Wallace de la rue de la Goutte d'Or, lors d'un reportage télévisé en 1989 

     

    Profitons que la grille de la Villa Poissonnière soit ouverte du coté de la rue de la Goutte d'Or et pénétrons dans ce petit havre de verdure ou l'on peut entendre des chants d'oiseaux cachés dans la verdure dense des petits jardins qui bordent ce passage privé. Il y a quelques années encore, on pouvait entendre ici la voix d'Alain Bashung qui y demeura à la fin de sa vie. On arrive à la rue Polonceau et on peut sentir le délicat parfum du chèvrefeuille géant qui couvre le muret d'une ancienne maison de meunier, dernier vestige de la Butte des Couronnes. Descendons la rue Polonceau et faisons une incursion au numéro 35 où se cache le jardin collectif l'Univert qui nous offre des senteurs de campagne bien rares par ici.

     

    Villa Poissonnière l'Univert Jardin de friche, rue Cavé
    Villa Poissonnière (2014) - Jardin de l'Univert, 35 rue Polonceau (2013) - La Goutte Verte, rue Cavé (2013) 

     

    Descendons encore la rue pour arriver au carrefour formé par les rues Affre, de la Charbonnière, de la Goutte d'Or, de Jessaint, Pierre l'Ermite et Polonceau. Passons devant les discussions animées où se mêlent français, berbère et arabe, alors une odeur très présente de coriandre et de menthe mêlées se fait sentir, venant des boutiques des grossistes en aromates du coin. Ces fragrances d'herbes fraiches vous accompagnent jusqu'au début de la rue Stephenson que nous suivons. La rue Stephenson gronde un peu lors des passages des trains tout proches, et par vent de Sud, la voix si reconnaissable des annonces faites en gare raisonne dans la rue, prolongeant ainsi la Gare  du Nord jusqu'ici.

     


    Musique et danse improvisées à l'angle des rues Myrha et Affre, juin 2013

     

    Avançons et tournons dans la rue Myrha, une artère vivante aux étroits trottoirs animés. Devant le marchand de volailles vivantes, la Ferme Parisienne, et malgré l'hygiène rigoureuse de l'établissement, une odeur incongrue de basse-cour s'offre à nous, comme un lointain souvenir d'un temps ou le quartier n'était qu'une butte à vocation agricole et couronnée de moulins. Une fois passé devant l'agréable odeur de pain de la boulangerie Tembely, laissons à gauche le square Léon et ses cris d'oiseux et d'enfants, et tournons dans la rue Léon à droite et apprécions le fumet du couscous algérien du bar-restaurant Les Trois Frères (cité dans le New-York Time, excusez du peu). Tournons encore, rue de Suez et de Panama, pressons le pas pour éviter l'infâme urinoir en plastique qui trône au croisement de ce deux rues (Addendum : remplacé depuis par des "toilettes Decaux"), placé là pour tenter d'endiguer les épanchements des amateurs de bières devisant dans ces rues, et poursuivons jusqu'à la rue des Poissonniers. Une rue des Poissonniers toujours bien nommée quand les vendeuses à la sauvette proposent sur leur étal de carton des poissons séchés, spécialité africaine, qui imprègnent l'air. Prenons à présent la rue Dejean et la rue Poulet, nous faisons alors un détour par Château-Rouge. Ici, se mélangent des odeurs de poissons, de fruits, de viande -parfois bien peu ragoutante- et d'épices qui s'échappent des magasins vendant principalement des produits d'Afrique subsaharienne. La foule est dense et très animée, surtout le week-end.

     

    Cavé/Stephenson
    Des notes dans le jardin. Jardin la Goutte Verte, angle des rues Stephenson et Cavé, septembre 2013 (un immeuble à pris sa place depuis)

     

    Revenons dans la Goutte d'Or et redescendons dans la rue des Poissonniers jusqu'à la rue d'Oran, que nous empruntons. Une odeur de grenier et de vieux livres se fait sentir, c'est que nous sommes derrière la succursale de la maison de vente aux enchères Drouault, sise rue Doudeauville. Au bout de la rue d'Oran, traversons la rue Ernestine et empruntons ce nouveau passage qu'un immeuble enjambe, c'est la dernière rue née à la Goutte d'Or, la rue Maxime Lisbonne. Nous arrivons dans la rue Émile Déployé. Cette petite ruelle complètement rénovée est très calme, troublée de temps en temps par les cris d'enfants de l'école attenante. Arrivés vers la rue Ordener, une odeur de café torréfié échappée du torréfacteur Café Lomi vient nous chatouiller les narines. Face à nous s'étire le long mur de la bruyante rue Ordener où bon nombre de graffeurs viennent déployer leur talent et accessoirement répandre une odeur de peinture qui n'aurait pas dépareillé ici parmi les effluves industrielles et chimiques du XIXe siècle.

     

    Duployé
    Rue Émile Duployé (2013)

     

    Sortons un peu de la Goutte d'Or, bien qu'administrativement nous y soyons encore, pour achever notre promenade à deux pas de là, cité de la Chapelle, au Bois Dormoy. Profitons de ce bosquet à demi sauvage que des riverains font vivre, le bois Dormoy connaissant peut-être ses derniers jours. En effet, cette friche aménagée est menacée par un projet municipal qui condamne ce petit jardin coincé entre une rue Marx Dormoy à la circulation ininterrompue et les voies de Chemins de fer du Nord, et ce malgré la mobilisation des habitants du quartier qui voudraient garder cette bulle verte d'où exhale un parfum de sous-bois rafraichissant (une pétition de soutien est ouverte là : "Sauvez le Bois Dormoy !" et également une souscription Ulul pour soutenir sa défense). (Addendum: depuis la publication de cet article, le Bois Dormoy a été sauvé!)

     

    Bois DormoyLe Bois Dormoy (2014)

     

    Cette petite visite pour le nez et les oreilles est un peu rapide et forcément non-exhaustive. Nous aurions pu évoquer les odeurs d'agneau grillé rencontrées ici ou là, les notes de l'orgue de Cavaillé-Coll qui emplissent l'église Saint-Bernard, les parfums de chlorophylle d'une bouffée de cannabis croisée fortuitement, l'animation des cafés les soirs de match, le silence qui s'empare du quartier une fois la nuit venue et rarement interrompu que par les pas d'un promeneur tardif, ou encore les parfums de cuisines de tous les coins du monde qui emplissent délicieusement les cages d'escalier. Nous aurions pu évoquer tellement d'autres choses encore. Mais cette petite ballade est suffisante pour finalement se rendre compte que si on aime la Goutte d'Or, n'en déplaise aux esprits chagrins, c'est aussi pour le bruit et l'odeur.

     

     

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    2 commentaires
  • Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or

    Tout au long de son histoire, le quartier de la Goutte d'Or a souvent eu mauvaise presse: il est décrit  par Zola dans l'Assommoir comme le sombre théâtre de destins sordides, il est évité par les "bons" Parisiens effarés par la présence des Apaches et de la basse prostitution, il est ensuite considéré comme une "médina" inquiétante et impénétrable, et pour finir il est dépeint comme un quartier trop "cosmopolite" par les amateurs "d'apéritifs saucisson-pinard" émétiques.

    Et la triste et bien injuste réputation de la Goutte d'Or n'a pas été améliorée avec Jeanne Weber, une de ses célèbres habitantes. En effet, la Goutte d'or a vu son nom durablement associé aux crimes de Jeanne Weber, surnommée par la presse d'alors "l'Ogresse de la Goutte d'Or". On peut effectivement rêver meilleure ambassadrice que Jeanne Weber, qui ne fût rien de moins qu'une des plus célèbres tueuses en série d'enfants.

    Nous retraçons ici le parcours de Jeanne Weber à travers ses crimes et l'incroyable et retentissant fiasco médiatique, judiciaire et médico-légal qui entoura l'affaire de l'Ogresse de la Goutte d'Or.

     

    Marcel Jean, Juliette, Lucie et Marcelle

    Jeanne Marie Moulinet nait le 7 octobre 1874 à Kérity (commune aujourd'hui intégrée à celle de Paimpol), un petit village de pêcheurs dans les Côtes du Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor). Son père est un pêcheur d'Islande et sa mère est ménagère. Elle a deux frères et deux soeurs plus jeunes dont elle s'occupe avec attention. Sa famille est pauvre et elle ne goûte guère au bancs de l'école. Ses parents décident de l'envoyer à Paris pour soulager la famille d'une bouche à nourrir. À l'âge de dix-sept ans, elle quitte sa Bretagne natale avec vingt-cinq francs en poche, les économies familiales de tout un hiver que ses parents lui confient pour partir à Paris.

    Acte naissance Jeanne Moulinet
    Acte de naissance de Jeanne Moulinet (cliquer sur les images pour agrandir)

    Arrivée à Paris, elle exerce différents petits métiers, et notamment celui de bonne d'enfants chez un architecte avenue de Clichy, où elle s'occupe des cinq enfants de la famille. C'est dans le quartier de la Chapelle que Jeanne rencontre son futur mari, Jean Weber. Ce dernier est un enfant de la Chapelle, il est né au 4 rue Martin (aujourd'hui rue Caillié), il a trois frères, Charles, Pierre et Léon. Jeanne Moulinet et Jean Weber vivent au 38 rue Pajol dans le quartier de la Chapelle quand ils se marient, tous deux mineurs âgés de vingt ans, le 2 juin 1894 à la mairie du 18e arrondissement de Paris. Jean est alors cocher et Jeanne est domestique. Les parents de Jeanne, devenus cultivateurs à Plounez dans les Côtes du Nord, ne font pas le long voyage jusqu'à Paris pour le mariage de leur  fille. La famille Weber est présente pour les noces de Jean et Jeanne Weber. Une partie de la Famille Weber est domiciliées dans le quartier de la Chapelle, les parents de Jean habitent 8 impasse Langlois (voie aujourd'hui disparue qui débouchait au 25 rue de l'Évangile), son frère Léon habite la même impasse et son frère Pierre habite au 7 rue du Pré Maudit (aujourd'hui rue du Pré). 

    8 impasse Langlois
    8 impasse Langlois

     

    signature de Jeanne Moulinet (Weber)
    Signature de Jeanne Moulinet/Weber sur son acte de mariage

     

    Jeanne Weber est une petite femme aux manières un peu rustres, pratiquement illettrée comme en témoigne sa signature sur son acte de mariage. Elle trouve dans cette union, non seulement un mari, mais également une belle-famille avec laquelle elle semble bien s'entendre. Jeanne est enceinte lors de son mariage, celui-ci est sans doute contracté pour "régulariser la situation". Après quatre mois de mariage, les époux Weber ont un premier enfant, Marcel Jean, le 4 novembre 1894. Mais ce dernier décède le 20 janvier 1895 à l'âge de trois mois. La cause de son décès est inconnue. Jean Weber est réputée dans son entourage pour son alcoolisme, aussi on ne s'étonne pas de la faiblesse de cet enfant que l'addiction de son père a rendu vulnérable par hérédité, comme le veulent les théories médicales de l'époque.

    Jean et Jeanne Weber déménagent ensuite, quittant le 38 rue Pajol pour le 49 rue de la Chapelle (aujourd'hui rue Marx Dormoy). Un deuxième fils, Marcel Charles, voit le jour le 9 janvier 1898. Les époux Weber changent à nouveau de domicile et s'installent au 3 rue Jean Robert. Jeanne met au monde une fille, Juliette, le 3 janvier 1900. Après trois jours de maladie la petite Juliette meurt le 22 janvier 1901 d'une pneumonie aiguë. Une fois de plus, on se dit que décidément les alcooliques ne font que des enfants faiblards à la santé précaire.

     

    Rue Jean Robert
    La rue Jean Robert

     

    Le couple s'installe ensuite de l'autre coté des voies du Chemin de fer du Nord, au 8 bis passage de la Goutte d'Or (tronçon de l'ancien passage Doudeauville, aujourd'hui rue Francis Carco). Jean travaille depuis quelques années comme camionneur pour la société de Louis Dotzeler, sise au 19 rue de la Chapelle (aujourd'hui rue Marx Dormoy), alors que Jeanne s'occupe de menus travaux et de garde d'enfants. Depuis la mort prématurée de deux de ses trois enfants, Jeanne est taciturne et tâte un peu de la bouteille. Elle prend soin de son fils Marcel et garde volontiers les enfants de la famille Weber et du voisinage. 

    Le 25 décembre 1902, Jeanne s'occupe de la petite Lucie, fille d'Alphonse Alexandre, un veuf demeurant au 11 rue Jean Robert. Quand le père rentre, Lucie est au plus mal. À 16 heures, en ce jour de Noël, La fillette décède. On diagnostique une pneumonie aiguë.

    Quelques mois plus tard, en 1903, Jeanne Weber se retrouve chez la famille Poyata, laitiers au 8 rue des Amiraux dans le quartier de Clignancourt. Elle s'arrange pour rester seule avec la petite Marcelle Poyata, âgée de trois ans.  On retrouve Jeanne serrant l'enfant sans vie,  sans doute morte… d'une pneumonie aiguë. Quelques jours plus tard Jeanne revient chez les Poyata, elle cherche à entrainer avec elle Jacques, le frère de la défunte Marcelle âgé de quatre ans, mais ce dernier, bien inspiré, prend peur et s'enfuie. La vie reprend son cours, Jeanne s'occupe de son foyer, "très bien tenu" au dire de tous.

     


    Les adresses parisiennes de l'Ogresse de la Goutte d'Or

     

    Georgette, Suzanne, Germaine et Marcel Charles 

    Au mois de mars 1905, Jeanne est à nouveau enceinte. Mais la mort semble soudainement rôder autour de Jeanne. Le 2 mars, alors qu'elle en a la garde, Georgette, la fille de Pierre et Blanche Weber âgée de dix-huit mois, meurt dans les bras de Jeanne Weber. Le diagnostic médical parle de convulsions. Le 11 mars, c'est une autre fille de Pierre et Blanche, Suzanne, âgée de deux ans et dix mois, qui perd également la vie dans les bras de Jeanne Weber. Le 26 mars, c'est la petite Germaine, sept mois, fille de Léon et Marie Weber, qui succombe, toujours en présence de Jeanne Weber. Le 29 mars, c'est à présent le petit Marcel, son fils, qui meurt à l'âge de sept ans. En l'espace d'un mois, quatre enfants Weber, dont le sien, meurent en la seule présence de Jeanne Weber. Cette série de morts suspectes commence à semer des doutes dans l'entourage de Jeanne. On se souvient qu'à chaque fois les personnes présentes sont envoyées par Jeanne Weber hors de la maison sous un prétexte quelconque. On se rappelle avoir retrouvé Jeanne Weber tenant fortement les petits cadavres. On se remémore l'état d'excitation étrange de Jeanne Weber. On débat pour savoir si on a réellement vu des traces d'ecchymose vers le cou des petites victimes. On se souvient, mais dans son entourage proche, on en reste là, on plaint plutôt cette pauvre Jeanne sur qui le sort s'acharne avec beaucoup de cruauté, mais on éloigne tout de même les enfants de peur qu'elle ne porte malheur. La rumeur, elle, ne s'éteint pas.

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    Jeanne Weber en 1905 

     

    Jeanne semble accablée de tristesse et son état mental commence à poser question. Ses belles soeurs viennent souvent lui tenir compagnie. Le vendredi 7 avril 1905, Jeanne se retrouve chez son beau-frère Pierre, rue du Pré Maudit (aujourd'hui rue du pré), seule avec le petit Maurice Weber âgé de onze mois, fils de Charles. Elle a envoyé ses deux belles-soeurs la femme de Pierre et la mère de Maurice lui faire une commission dans le quartier. Vingt minutes plus tard, à leur retour elles retrouvent Jeanne Weber serrant l'enfant contre elle. Il est en train d'étouffer et sa mère a bien du mal à l'arracher des bras de Jeanne. Maurice est immédiatement conduit par sa mère à l'hôpital Bretonneau. Après une nuit de soins intensifs, le petit Maurice est sauf. L'étudiant en médecine qui l'ausculte conclut à une tentative de strangulation. Tous les soupçons se confirment, et les belles soeurs de Jeanne sont à présent convaincues de sa culpabilité.

     

    famille Charles Weber
    Charles Weber et sa famille, le petit Maurice est à gauche sur la photo

     

    Le samedi 8 avril 1905, Charles Weber et sa femme vont porter plainte au commissariat de police de la Goutte d'Or auprès du commissaire Monentheuil. Ils accusent Jeanne Weber de tentative d'assassinat sur leur fils Maurice, et relatent les circonstance du drame. Le commissaire reçoit ensuite les époux Pierre Weber qui portent plainte pour la mort de Suzanne et Georgette, leurs deux filles récemment disparues, ils signalent également la mort suspecte de Juliette et Marcel, les enfants de Jean et Jeanne Weber. Juste après, c'est au tour de Léon Weber et de sa femme de porter plainte pour la mort de la petite Germaine. On apprend également que la petite Julie Alexandre aurait pu être une victime de l'Ogresse. Cette fois, il semble que Jeanne Weber va devoir faire face à ses crimes. Jeanne est convoquée au commissariat de la Goutte d'Or, elle nie farouchement tout en tenant des propos décousus, elle se dit victime d'une cabale par "des calomniateurs et d'infâmes gredins". Elle est placée au dépôt et le lendemain elle est interrogée par le juge d'instruction Leydet. Dans les jours qui suivent, elle fait une fausse couche après trois mois et demi de grossesse. 

    On confie au docteur Thoinot, professeur de médecine légale et auteur d'ouvrages de référence, la tâche d'examiner le petit Maurice pour voir s'il y a confirmation du constat fait à Bretonneau et s'il y a lieu de faire procéder à l'exhumation des dépouilles des enfants Weber pour autopsie. La machine judiciaire est lancée. Jeanne Weber est incarcérée à la Prison pour femmes Saint-Lazare. On la soumet à l'expertise psychiatrique qui la déclare ni folle ni hystérique. Le docteur Thoinot et ses collègues procèdent à l'autopsie des quatre enfants Weber le 13 avril 1905. En plus des examens habituels, on procède à une analyse toxicologique. Selon le docteur Thoinot, les résultats ne permettent pas de corroborer l'hypothèse d'une mort par étouffement, et ce pour aucun des enfants.

     

    Thoinot 
    Caricature du professeur Thoinot 

     

    Mais la nouvelle se répand vite dans le quartier et bien au-delà: les enfants Weber, Juliette, Georgette, Suzanne, Germaine et Marcel seraient bien tous morts étouffés par les mains de la "mégère" Jeanne Weber, "l'étrangleuse d'enfants". La presse commence à parler d'une affaire inimaginable impliquant une certaine Jeanne Weber dans le quartier populeux de la Goutte d'Or. Les crimes sont effroyables, mais plus encore c'est le fait q'une femme, mère de surcroit, en fût l'auteure qui choque le plus l'opinion publique. On se dit qu'elle doit être atteinte de folie pour commettre des crimes pareils. La presse s'intéresse de près au "Mystère de la Chapelle". Dans les journaux comme dans la rue, on surnomme Jeanne Weber d'abord "l'Ogresse du Pré-Maudit" (l'adresse de Pierre Weber, là où Jeanne se faire surprendre en train d'étouffer le petit Maurice), mais très vite on l'appelle "l'Ogresse de la Goutte d'Or" en référence à son adresse (passage de la Goutte d'Or).

     

    Jeanne Weber en procès
    Jeanne Weber sur le banc des accusés le 29 janvier 1906

     

    Le 29 janvier 1906 s'ouvre le procès de l'Ogresse de la Goutte d'Or à la Cours d'assises de la Seine, présidé par le juge Bertulus. Jeanne Weber est accusée des meurtres de ses trois nièces, de sa fille et de son fils. Elle nie les accusations portées contre elle. Les témoins sont entendus, on reconstitue les emplois du temps de Jeanne Weber précédant la mort des enfants. Tout accuse l'Ogresse de la Goutte d'Or. Mais le rapport du médecin légiste Thoinot change la donne. On ne sait pas de quoi son morts les enfants Weber, mais la science est formelle: Jeanne Weber n'a pas étouffé ni étranglé ces enfants. On soumet tout de même le dossier à deux nouveaux experts, MM. Brouardel et Vibert, qui renoncent à se prononcer faute d'éléments probants. L'accusée est acquittée, Jeanne Weber ressort libre.

    Mais elle est désormais bien seule, son mari est le plus souvent pris par la boisson et ne rentre qu'épisodiquement à la maison. Jeanne se met également à boire de plus en plus. Les Weber, salis par l'affaire, quittent tous la Goutte d'Or et la Chapelle pour s'installer dans d'autres quartiers parisiens. Tout comme la famille Weber, les habitants de la Goutte d'Or et de la Chapelle, lui vouent une haine farouche. Sur son passage, on l'insulte, on l'invective, on lui crache dessus. Cependant, dans la presse on débat de la culpabilité de Jeanne Weber. Pour beaucoup, il n'y a aucun doute possible, elle est coupable et mériterait de goûter à la lame de la guillotine. Mais il se trouve des défenseurs qui, confiant dans la vérité scientifique du docteur Thoinot et de ses confrères, ne voit dans cette affaire que le calvaire d'une mère privée de ses enfants et injustement salie sur la place publique, la mort de ses nièces n'étant qu'une funeste coïncidence. Le quotidien conservateur Le Matin va devenir un des plus grands défenseurs de Jeanne Weber. Ce quotidien va être un soutien de poids, défendant jusqu'au bout cette "malheureuse Jeanne Weber" et allant même jusqu'à organiser plusieurs fois des collectes d'argent pour lui venir en aide. Mais il n'est pas le seul, le Petit Journal, notamment, lui dispute les faveurs de Jeanne Weber. En effet, cette dernière ne rechigne pas à répondre aux interviews et à poser devant les objectifs.

     

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or 
    Jeanne Weber posant pour Le Matin, édition du 29 avril 1907 

     

    Auguste

    L'affaire de l'Ogresse a fait grand bruit, bien au-delà de la Goutte d'or. Les journaux de France mais aussi du monde entier ont relaté l'histoire de Jeanne Weber. Ainsi en lisant son histoire dans la presse, Sylvain Bavouzet, cultivateur à Chambon dans l'Indre, est pris de compassion pour cette femme que la vie n'a pas épargnée. Il croit fermement à son innocence. Il écrit à Jeanne et la supplie de venir s'installer chez lui pour… élever ses enfants! Jeanne voit là un échappatoire qui tombe à point nommé. Mais son mari Jean ne veut pas tenter l'aventure d'un nouveau départ en province, trop attaché à son travail. On oublie la proposition.

     

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    Sylvain Bavouzet

     

    Le 10 novembre 1906, on repêche dans la Seine, quai Malaquais, une femme qui prétend avoir été dévalisée et jetée au fleuve par un Apache (surnom des voyous de l'époque). Conduite à l'hôpital de la Charité, elle dit s'appeler Jeanne Moulinet et demeurer au 19 rue de la Chapelle (en réalité le lieu de travail de Jean Weber). Un suicide inavoué? Aucun journal qui relate l'affaire, ne fait le rapprochement entre Jeanne Moulinet et Jeanne Weber, pas même Le Matin qui profite plutôt de cette nouvelle pour fustiger une justice trop laxiste. 

    Le 30 décembre 1906, alors qu'elle vit au ban de la société, installée à présent dans un hôtel garni du boulevard de la Chapelle, Jeanne va se suicider en se jetant du haut du pont de Bercy. Sa tentative est vaine, en sautant, jupe et jupons se sont gonflés d'air et font office de bouée qui la maintiennent en surface. Hébétée mais saine et sauve, elle est repêchée dans l'eau glacée de la Seine, et est reconduite à son domicile.

     

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    Le Radical, 1er janvier 1907

     

    Après cet épisode, Jeanne accepte finalement la proposition de Bavouzet et part seule pour Chambon le 13 mars 1907. Sylvain Bavouzet et Jeanne Weber conviennent qu'elle sera présentée comme une cousine de feu Mme Bavouzet et qu'elle portera le nom de Jeanne Glaize. Jeanne devient vite la maîtresse de maison et s'occupe avec beaucoup d'attention des enfants Bavouzet, Germaine âgée de seize ans, Louise âgée de onze ans et Auguste, un garçon de neuf ans qu'on dit plein de vie.

    Le 17 avril 1907, Auguste Bavouzet se sent un peu faible en rentrant de l'école. Jeanne Weber le met au lit et le veille. En rentrant le soir, Sylvain Bavouzet et ses filles trouvent Jeanne penchée sur le petit Auguste, suffocant. Son père et Jeanne le veille toute la nuit. Le lendemain matin, alors que Sylvain est parti chercher du lait frais dans une ferme voisine pour son fils et que les deux soeurs Bavouzet sont envoyées faire une course à l'extérieur de la maison, Jeanne Weber se retrouve seule avec l'enfant. Au retour de Sylvain Bavouzet, le petit Auguste est mort. On néglige les traces rouges sur le cou de l'enfant, et on enterre Auguste sans explication pour sa mort.

     

    Jeanne Weber veillant sur Auguste Bavouzet
    Jeanne Weber "veillant" sur Auguste Bavouzet

     

    Mais le doute est forcément présent à l'esprit de Sylvain Bavouzet qui connait le passé de Jeanne Glaize-Weber. Il se confie à ses filles mais leur demande de garder le silence. Deux jours après l'enterrement de son frère, Germaine Bavouzet rompt la promesse faite à son père et se rend à la gendarmerie pour dénoncer Jeanne Weber et fait part de sa peur d'être, elle ou sa jeune soeur, à son tour la victime de l'Ogresse.

    Les gendarmes mènent discrètement l'enquête, l'accusée n'a-t-elle pas été blanchie par la justice ? Il  pourrait s'agir, encore, que d'une pure coïncidence. Mais l'affaire se sait, on télégraphie aux journaux parisiens. Le Matin envoie un journaliste sur place pour interviewer Jeanne qui clame son innocence. On procède à l'autopsie du petit Auguste. Les docteurs Audiat et Bruneau de Châteauroux sont chargés de cette tâche. Il est constaté des ecchymoses et des marques de strangulation autours du cou de l'enfant. La rumeur enfle, l'Ogresse de la Goutte d'Or aurait frappé à nouveau. Le parquet de Châteauroux se charge de l'affaire. Mais voilà qu'une autre plainte vient de Paris. On apprend que la famille Poyata, aurait été aussi victime de l'Ogresse de la Goutte d'Or en 1903, dans des circonstances similaires aux autres affaires. Une autre affaire   remonte en surface, Paul Alexandre, l'Oncle de la petite Lucie, dépose plainte à Paris contre Jeanne Weber, alors qu'on avait ignoré la plainte précédente. Voilà qui complique sérieusement les choses pour Jeanne.

     

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or 
    "La vacherie Poyates (Poyata) ; Les mains de la Weber" Le Matin du 1er mai 1907

     

    Jeanne Weber est arrêtée et incarcérée. Cette fois, il semble que Jeanne Weber ne pourra pas échapper aux fourches caudines de la justice. D'autant, que le juge Belleau en charge de l'instruction est fermement convaincu de la culpabilité de Jeanne. Mais c'est sans compter le professeur Thoinot, ce médecin légiste qui a permis l'acquittement de Jeanne. Car le rapport d'autopsie des légistes de Châteauroux sonne comme le terrible révélateur de l'erreur du médecin parisien. Alors le docteur Thoinot  remet en question les conclusions et les compétences des docteurs Audiat et Bruneau. Il diffame publiquement ses confères de province. Il obtient la possibilité de refaire l'autopsie du petit Bavouzet. Il conclue à une mort due à une fièvre typhoïde. L'affaire de l'Ogresse de la Goutte d'Or change alors de nature et vire au procès national de la justice et surtout de l'expertise médico-légale. Le monde de la médecine légale et de la criminologie se déchire. On s'invective par revues interposées, on en appelle au conseil de l'ordre, on débat à l'Académie de médecine, les grands pontes comme Lacassagne s'en mêlent, on publie des articles scientifiques, on fait même des expériences sur des lapins! Finalement, les professeurs Brissaud, Lande et Mairet mènent une troisième autopsie pour clore la querelle des experts.

     

    Le petit Journal

    "L'"Ogresse" Jeanne Weber. Crime ou fatalité?" Le Petit Journal Supplément Illustré du 12 mai 1907

     

    Une fois encore, c'est la science qui parle: Jeanne weber est innocente et accessoirement l'honneur de Thoinot est sauf, pour l'instant. Un non-lieu est requis par la défense de Jeanne Weber. Le 4 janvier 1908 le non-lieu est ordonné et Jeanne Weber est libérée. Jeanne est innocentée une deuxième fois par la justice, une deuxième fois grâce au secours de la médecine légale. Mais la colère gronde dans le peuple. On dénonce la complicité de la justice et de la médecine avec l'Ogresse de la Goutte d'Or. On peste dans les campagnes: c'est Paris et ses grands professeurs qui veut écraser la province et ses modestes légistes! Mais là encore, on prend la défense de Jeanne Weber dans la presse, Le Matin en tête. 

     

    Crocs et Griffes
    Tribune sur le comportement des journaliste dans l'affaire Jeanne Weber, parue dans Les Temps nouveaux du 11 janvier 1908

     

    Marcel

    Grâce à l'intervention de son avocat depuis toujours, Maitre Henri-Robert, et du journal Le Matin, soutien indéfectible de Jeanne Weber, M. Bonjean, juge au Tribunal de la Seine et président de plusieurs oeuvres de bienfaisance, accepte de prendre en charge Jeanne Weber. Mais elle se retrouve finalement démunie et sans aide. Elle se résout à se livrer dans un commissariat et à y affirmer avoir tué le petit Bavouzet et ses neveux et nièces. Mais on ne la croit pas, on met ça sur le compte de la folie. Elle fait un séjour à la prison Saint-Lazare pour vagabondage, le temps de trouver un établissement psychiatrique propre à recevoir une Jeanne Weber à l'équilibre mental jugé précaire. M. Bonjean, convaincu de son innocence, la fait embaucher dans une colonie de l'oeuvre qu'il préside, la Société générale de protection de l'enfance. Mais Jeanne n'y reste que peu de temps à cause de son alcoolisme. Elle retourne à Paris, sous un faux nom pour échapper à la vindicte populaire.

    Pourtant, le 5 mars 1908, elle commet l'imprudence de révéler sa véritable identité à Alfortville. Une foule se forme, on réclame la mort de l'Ogresse. Jeanne échappe de peu au lynchage grâce à l'intervention des forces de l'ordre. Elle tente de nouveau de se suicider, mais des agents de ville déjouent ses projets. Elle se livre à nouveau à la police et réitère ses aveux. Elle est remise au juge Leydet qui avait instruit la première affaire Weber. Devant lui, Jeanne se rétracte. On pense que ses aveux ont été le produit d'un jugement altéré de Jeanne, poussée à la folie par une société hostile. Elle est remise en liberté. Elle se livre alors à la prostitution.

    Le 8 mai 1908, à Commercy dans la Meuse, une certaine Jeanne Moulinet avec un dénommé Boucheri, un ouvrier qui travaille à Sorcy qu'elle a rencontré peu de temps avant, se présentent chez les époux Poirot-Jacquemot, logeurs rue de la Paroisse. Il prennent une chambre dans l'établissement. Jeanne demande aux Poirot la permission de prendre leur fils Marcel avec elle pour dormir pendant l'absence de Boucheri parti travailler. Elle prétend que cela rassurerait son ami très jaloux et calmerait ses propres peurs. On lui confie donc le petit Marcel âgé de six ans. Un soir, une locataire entend des bruits étranges venant de la chambre de Jeanne Moulinet, elle en avertit les propriétaires. On frappe à la porte de la chambre, en l'absence de réponse on ouvre avec un double de la clé. Une scène d'horreur s'offre aux parents du petit Marcel. Le corps de ce dernier gît à coté de Jeanne, des mouchoirs mouillés à proximité de l'enfant. Marcel porte des traces de strangulation et un filet de sang coule de la bouche.

     

    Jeanne Weber, départ pour la prison de St Mihiel
    Carte postale: Jeanne Weber avant son départ pour la prison de St Mihiel

     

    On prévient la police. Jeanne est arrêtée et interrogée par le commissaire de Commercy mais elle reste muette. On procède à l'autopsie de la dépouille du petit Poirot. On découvre que Jeanne à arraché la langue de sa victime avec les dents et l'a ensuite étranglé à l'aide de mouchoirs mouillés. Connaissant l'identité de la suspecte, l'autopsie est menée par le docteur Thiéry et contradictoirement par deux autres médecins afin de "verrouiller" l'enquête.

    Autopsie de Marcel
    Autopsie du petit Marcel Poirot par le docteur Thiéry, dans l'Almanach Illustré du Petit Parisien de 1909.

     

    Cette fois, les résultats de l'autopsie sont formels: Jeanne Weber a tué Marcel Poirot. On envoie Jeanne Weber à la prison de Saint Mihiel dans la Meuse dans l'attente de son procès.

     

    À mort l'ogresse
    "À mort l'Ogresse!… Jeanne Weber, partant pour la prison de St Mihiel, est poursuivie par les cris de vengeance de la foule"

     

    Ensuite, il s'agit  de déterminer si Jeanne est folle ou saine d'esprit. Le célèbre criminologue italien Lumbroso, à qui on montre une photo de Jeanne Weber, affirme que c'est un sujet anormal, "son crâne microcéphale, son front aplati et sa physionomie virile" (sic) font d'elle une "hystérique épileptoïde et crétinoïde" (sic) certainement "issue d'une famille de crétins" (sic). Après l'expertise psychiatrique, Jeanne est finalement déclarée aliénée mentale le 25 août 1908. La "science" tente de se rattraper, mais il est bien tard. De même, Le Matin lâche enfin sa protégée, un peu tard aussi. Le concours aveugle du journal lui valu d'être très fortement critiqué. Il fût l'un des quatre grands quotidiens français pendant le premier quart du XXe siècle, mais dès 1920 il commence à péricliter. Collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale, Le Matin sera interdit de publication à la Libération.

     

    Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    Le Journal pointe le revirement du Matin, journal de soutien de Jeanne Weber, édition du 14 mai 1908

     

    Jeanne Weber est internée à Maréville mais elle clame toujours et encore son innocence. L'opinion publique gronde, on est frustré qu'il n'y ait pas eut de procès de l'Ogresse et on dénonce avec force les erreurs fatales d'experts à qui on faisait trop confiance. Le 20 mars 1909, Jeanne Weber est transférée à l'asile de Fains-Véel dans la Meuse. 

     

    Jeanne Weber à Maréville Jeanne Weber, l'Ogresse de la Goutte d'Or
    "Je ne suis ni folle ni criminelle" affirme Jeanne Weber depuis l'asile de Maréville

     

    Le 22 avril 1909 le quartier de la Chapelle est en émoi, on y aurait croisé l'Ogresse échappée de son asile de folles. Un envoyé du Petit Journal se met en quête de Jeanne Weber à travers les rues du quartier. Il trouve une femme dont la ressemblance avec Jeanne Weber est troublante. Elle dit avoir habité le quartier et y cherche d'anciennes connaissances. Une foule commence à se former autours de l'inconnue. On reconnait la Weber, l'Ogresse est de retour! La femme proteste. On envoie chercher celui connait Jeanne Weber mieux que personne, son mari Jean qui travaille toujours au 19 rue de la Chapelle. Il arrive alors que la foule devenue dense menace de lyncher l'Ogresse. Mais Jean Weber est formel, même si cette femme lui ressemble, ce n'est pas sa femme. La foule enfin s'écarte et laisse repartir l'infortunée. On télégraphie à l'asile de Fains qui confirme que Jeanne Weber est bien présente dans l'établissement. On ne sait pas si la malheureuse a finalement retrouvé ses anciennes connaissances.

    En 1909 toujours, Jean Weber demande le divorce, car les époux Weber sont toujours mariés. Il n'obtiendra gain de cause que le 5 février 1912. Après son divorce, il se remarie avec Blanche Langlet le 2 juillet 1912. Il s'éteindra à l'âge de soixante-seize ans, le 6 avril 1950 au Kremlin-Bicêtre.

     

    Asile de Fains

     

    Toujours en 1909, début août, à Bar-le-Duc le bruit court que l'Ogresse se serait échappée de l'asile de Fains tout proche et qu'elle rôde dans les campagnes alentours. Le 8 août, le correspondant local du Petit Journal se rend à l'asile pour en avoir le coeur net. Il constate que Jeanne Weber y est toujours hospitalisée et est même alitée. Cette fois encore l'évasion de l'Ogresse n'était que fantasme et rumeur.

    En janvier 1910, Jeanne Weber s'évade de l'asile de Fains-Véel, mais cette fois l'information est réelle. Son évasion ne dure que quelques semaines. Elle est arrêtée le 10 février 1910 au Châtelier dans la Meuse, alors qu'elle essayait de se faire embaucher dans une ferme du village. Ce fût là le dernier épisode de la vie  édifiante de Jeanne Weber.

    Le 23 août 1918, Jeanne Weber meurt  d'une "crise de folie" à l'asile d'aliénés de Fains-Véel. Au cours de sa carrière de tueuse en série L'Ogresse de la Goutte d'Or aura tué au moins dix enfants. Sa funeste épopée restera dans la postérité autant par l'horreur de ses crimes que par le fiasco judiciaire qu'elle représente. Mais l'affaire de l'Ogresse de la Goutte d'Or a surtout été un énorme camouflet pour une médecine scientiste se sentant toute puissante. 

    Et pendant longtemps après la disparition de Jeanne Weber, la Goutte d'Or restera dans l'imaginaire collectif la quartier de l'Ogresse.

     

    Les Faits-divers illustrés
    "La vie (très approximative) de Jeanne Weber" dans Les Faits-divers illustrés du 15 mai 1908

     

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    6 commentaires
  • Nous continuons la série d'articles consacrés aux ponts de la Goutte d'Or avec le pont qui enjambe les voies de chemin de fer du Nord sur le boulevard de la Chapelle, celui qui est sans doute le plus connu mais dont en général on ignore le nom: le pont Saint-Ange.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange
    Le pont Saint-Ange vu des quais de la Gare du Nord, le 7 octobre 2014

      

    Les ponts de la Goutte d'Or

     

     

    Dernier pont avant la gare du Nord

    Le pont Saint-Ange est un pont qui permet au boulevard de la Chapelle d'enjamber les voies de chemin de fer du Nord à l'arrière de la gare du Nord. Ainsi, le coté impair du pont Saint-Ange offre une vue panoramique privilégiée sur les quais de la gare du Nord. Situé à d'extrémité sud de la Goutte d'Or, à la frontière du dixième et du dix-huitième arrondissements de Paris, ce pont a énormément évolué depuis sa construction. À son édification vers la fin de la première moitié du XIXe siècle, le pont Saint-Ange est un simple ouvrage d'art en pierre laissant passer les deux seules voies du chemin de fer du Nord. Aujourd'hui, c'est un pont métallique qui supporte le viaduc de la ligne 2 du métro et qui enjambe pas moins de vingt-sept voies de chemin de fer de surface ainsi que quatre voies souterraines.

     

     le pont Saint-Ange 1905
    Locomotive-tender de la Compagnie du Nord et ses mécaniciens, posant sur les voies de la gare du Nord devant le pont Saint-Ange

     

    Le pont de Saint-Ange a été construit concomitamment avec le percement des voies de chemin de fer du Nord en 1843-1846. On dû alors surélever le sol du boulevard de plusieurs mètres afin que le pont soit suffisamment haut pour permettre le passage des trains de la Compagnie des chemins de fer du Nord. Tout comme les autres ponts voisins jetés sur cette tranchée de chemin de fer, il a subit de nombreuses modifications (reconstruction, élargissement, surélévation) pour s'adapter à la croissance du trafic ferroviaire de la gare du Nord et aux élargissements successifs des voies de chemin de fer du Nord. La première reconstruction date de 1860, la construction en pierre est alors remplacée par une construction métallique (de même pour le pont de Jessaint). Les dernières modifications d'envergure datent de 1977. 

     

     le pont Saint-Ange 1895
    Le pont Saint-Ange en pleine reconstruction, Le Monde illustré du 20 juillet 1895.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange    pilier du pont Saint-Ange 
    Entre la photo de 1903 à gauche et celle de 2014 à droite, le pilier du viaduc semble s'être enfoncé dans la chaussée, mais c'est bien cette dernière qui s'est élevée au gré des transformations du pont Saint-Ange

     

    Viaduc

    Si le pont Saint-Ange a été remanié à de nombreuses reprises, la transformation la plus remarquable est sans conteste celle opérée par le passage du métro sur un viaduc métallique  sur le parcours du boulevard de la Chapelle. En effet, la ligne la circulaire Nord du métropolitain parisien, aujourd'hui Ligne 2 de la RATP, qui relie la Porte Dauphine à la place de la Nation, est en partie souterraine et en partie émergée entre les stations Barbès-Rochechouart(anciennement "Boulevard Barbès") et Jaurès (anciennement "Allemagne") où elle surplombe les boulevards de la Chapelle et de la Villette sur un viaduc porté par des colonnes de fonte et des piliers en pierre. Ce tronçon aérien de près de deux kilomètres permet au métro de traverser les lignes de chemins de fer du Nord et de l'Est ainsi que le canal Saint-Martin qu'il croise successivement. Et c'est bien ce viaduc qui donne sa physionomie multimodale si caractéristique au pont Saint-Ange, où piétons, vélos, voitures, trains et métro se croisent incessamment.

    Pour cette ligne de métro, c'est le projet de Fulgence Bienvenüe qui est retenu, alors que les ateliers de Gustave Eiffel voient le leur retoqué (voir croquis plus bas). Les études préparatoires ont lieu en 1900 et le chantier commence en 1901. Certaines parties souterraines sont d'abord réalisées et ouvertes en 1902, le viaduc est construit entre 1902 et 1903. Remarquons que le passage sur le pont Saint-Ange nécessite des travées beaucoup plus longues (75,25 mètres) que celles du reste du parcours aérien (de 19,48 à 27,06 mètres35,89 mètres pour le franchissement du boulevard Barbès et 43,47 mètres pour celui de la rue d'Aubervilliers). La ligne est ouverte aux usagers dans sa totalité le  2 avril 1903.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-AngeVue rare sur le pont Saint-Ange avant la construction du viaduc du métro, prise du boulevard de la Chapelle le 19 août 1901. On aperçoit en fond l'hôpital Lariboisière et sa cheminée fumante.

     

    croquis viaduc
    Schémas techniques du viaduc 

     

     le pont Saint-Ange le 6 juin 1902
    Vue sur le viaduc en construction sur le pont Saint-Ange, prise depuis le boulevard de la Chapelle au débouché de la rue du Faubourg Saint-Denis le 6 juin 1902 (on aperçoit au second plan à droite, la flèche de l'église Saint-Bernard de la Chapelle, alors en pleine rénovation) 

     

     le pont Saint-Ange 6 août 1902
    Vue du pont Saint-Ange et le viaduc en construction, prise depuis les voies de la gare du Nord le 6 août 1902

     

    le pont Saint-Ange le 6 mars 1903
    Vue sur le pont Saint-Ange et le viaduc du métro fraichement achevé, prise du boulevard de la Chapelle sur le pont le 6 mars 1903. On distingue encore en fond l'hôpital Lariboisière. 

     

     le pont Saint-Ange 1903 
    Vue sur le pont Saint-Ange et le viaduc du métro,  publié dans la revue Le Génie Civil du 28 mars 1903.

     

     le pont Saint-Ange le 4 juin 1903Vue sur le pont Saint-Ange et le viaduc du métro fraichement achevé, prise du boulevard de la Chapelle (vers le théâtre des Bouffes du Nord) le 4 juin 1903

     

    projet Eiffel
    Projet non-retenu de viaduc par Gustave Eiffel

     

    Dernier souvenir du hameau Saint-Ange

    Hormis ceux qui enjambent la Seine, les ponts parisiens portent généralement le nom de la voie qu'ils supportent, comme le pont de Jessaint ou le pont Jean-François Lépine et c'est également le cas du pont Saint-Ange. Il faut revenir sur l'histoire du boulevard de la Chapelle, qui n'a pas toujours porté ce nom, pour comprendre ce baptême. Ce boulevard parisien, qui s'étire depuis les rues de Château Landon et d'Aubervillier jusqu'au carrefour Magenta/Rochechouart/Barbès, est percé en 1789 sur le parcours extérieur du mur des Fermiers généraux (mur détruit juste après l'annexion des communes suburbaines en 1860). Le chemin de ronde intérieur est annexé au boulevard avec la destruction du mur d'enceinte en 1860, lui conférant sa largeur actuelle. Auparavant, il était dénommé comme suit: à l'extérieur de l'ancien mur d'octroi: boulevard des Vertus, entre les rues d'Aubervilliers et Marx Dormo ; boulevard de la Chapelle, pour le surplus. A l'intérieur de l'ancien mur d'octroi: chemin de ronde Saint-Denis, entre la rue du Faubourg Saint-Denis et la place de la Barrière Poissonnière, qui était située au débouché de la rue du Faubourg Poissonnière ; place de la Barrière Poissonnière ; l'ancien boulevard de la Chapelle s'était appelé boulevard des Anges entre les rues Marx Dormoy et de la Charbonnière et précédemment boulevard Saint-Ange entre les rues de la Chapelle et de la Charbonnière.

    Le pont Saint-Ange se nomme donc ainsi car il supportait à son origine le boulevard Saint-Ange, qui lui-même tenait son nom du hameau Saint-Ange. Le hameau Saint-Ange s'est  développé dans les années 1815-1830 depuis les rues de Chartes et de la Charbonnière jusqu'à l'actuel rue Marx Dormoy (alors Grande-Rue de la Chapelle), d'ailleurs, l'intersection en croix de Saint-André des rues de Chartres et de la Charbonnière a porté le nom de place Saint-Ange jusqu'en 1877. Ce foyer d'habitations, aujourd'hui inclus dans la Goutte d'Or, n'en faisait alors pas partie. Le quartier de la Goutte d'Or, qui s'est développé autours d'une nitrière artificielle à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, était cantonné autours de ce qui est aujourd'hui l'intersection de la rue de Goutte d'or et du boulevard Barbès, ne dépassant guère la rue des Islettes (alors rue Neuve de la Goutte d'Or). Le hameau Saint-Ange (puis "quartier Saint-Ange") de la commune de la Chapelle, porte le nom du propriétaire-spéculateur du terrain à l'origine de son urbanisation: M. de Trutat-Saint-Ange. Ce dernier acquit les terrains pour une somme de 12000 à 14000 francs pour les revendre, une fois viabilisés, pour la somme de 214000 francs. 

    L'urbanisation galopante du quartier à partir des années 1840 fit son oeuvre et le quartier Saint-Ange fût absorbé par celui de la Goutte d'Or, et hormis le pont Saint-Ange, il ne reste aucune trace de ce passé. Signalons tout de même l'hôtel Saint-Ange qui subsista à l'angle de la place de la Chapelle et de la rue de Jessaint jusqu'à que l'îlot auquel il appartenait fut détruit et annexé pour partie au square de Jessaint, le reste servant à l'élargissement de la tranchée des voies de chemins de fer du Nord (voir photo ci-dessous). Un autre hôtel Saint-Ange exista antérieurement au 22 rue de la Charbonnière.

     

    Place de la Chapelle 1937
    Hôtel Saint-Ange, place de la Chapelle, 1937 (on voit le square de Jessaint au premier plan)

     

    Promenons-nous sur le pont ? 

    Aujourd'hui, le pont Saint-Ange, comme le reste du boulevard de la Chapelle, offre un visage peu reluisant. Relativement abandonné des pouvoirs publics, les piliers de soutien du viaduc faisant office d'urinoir et de dépôt d'encombrants. Il offre néanmoins un refuge à quelques sans-abris sous les arches du viaduc, et depuis peu il abrite le "marché de la misère" qui prolonge le marché Barbès qui se tient le mercredi et le samedi sur le boulevard de la Chapelle entre les rues Guy Patin et de Maubeuge.

     

    Viaduc
    Sous le viaduc, détail, le 13 juillet 2014

     

    Déplorant cet état de relatif abandon, l'association Action-Barbès propose une réhabilitation de ce parcours en une promenade urbaine (voir le projet sur le blog d'Action-Barbès). Si on ne peut que se réjouir de cette heureuse initiative et espérer son aboutissement prochain, dans le détail, on déplorera la proposition de couverture de voies de chemin de fer entre le pont Saint-Ange et le pont de Jessaint en vue d'en faire un parking pour les autocars de tourisme. En effet, ces derniers se sont appropriés dernièrement une voie de circulation sur le pont afin de se garer en toute illégalité et en toute impunité, les responsables politiques et les forces de l'ordre privilégiant à cet endroit le contrôle au faciès plutôt que le respect du code de la route. La Goutte d'Or ne saurait être l'arrière-cour de Montmartre et de la gare du Nord, ce quartier et ses habitants méritent mieux que cela.

    Mais ce projet, soutenu par les maires du dixième et du dix-huitième arrondissements durant la campagne électorale pour les municipales du printemps 2014, semble pour l'instant n'être qu'un voeu pieu (voir à ce sujet l'article sur le blog d'Action-Barbès). Le pont Saint-Ange attendra encore…

     

    Quelques vues et évènements du pont Saint-Ange

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange
    Carte postale du pont Saint-Ange et du viaduc du métro, prise d'un immeuble du boulevard de la Chapelle aujourd'hui disparu suite à l'élargissement des voies de chemin de fer (vers 1910)

     

     le pont Saint-Ange / grève
    Carte postale de la grève générale des chemins de fer de 1910, représentant le train express de Lille passant sous le pont Saint-Ange (et non le pont Marcadet comme il est faussement légendé), vue depuis les voies de la Gare du Nord

     

    le pont Saint-Ange grève 1910
    Carte postale de la grève générale des chemins de fer de 1910, représentant des soldats gardant les voies au pied du pont Saint-Ange du coté de la gare du Nord (et non "entre le pont Marcadet et le viaduc du métro" comme il est faussement légendé)

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange   Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange
    Le 14 juillet 1922 à 18h10, un train venant d'Ecouan déraille sous le pont Saint-Ange , deux wagons s'écrasent sur les piliers du pont, causant deux morts et une trentaine de blessés (Le Petit Journal / Le Journal du 15 juillet 1922)

     

    P. Goute 1925
    "Sur un pont boulevard de la Chapelle où on pouvait voir passer les trains de permissionnaires retournant au front", dessin de Paul Goute, 1925

     

    Tchao Pantin
    Coluche remontant la rue de Chartres dans le film "Tchao Pantin" de Claude Berri, 1983. Le pont Saint-Ange apparait en arrière plan

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange
    Le pont Saint-Ange dans le film "L'union sacré" d'Alexandre Arcady, 1988

      

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange
    Portrait de Pigalle et François Hadji-Lazaro avec pour fond de décor le viaduc du métro sur le pont Saint-Ange, depuis le pont de Jessaint. Pochette d'Album illustrée par Tardi en 1990.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 2. le pont Saint-Ange 
    Le train Eurostar transportant la reine Elisabeth II pour sa visité d'État en France passe sous le pont Saint-Ange avant d'arriver en gare du Nord le 5 juin 2014

     

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    St Bernard

    Église St Bernard de la Chapelle, vers 1895

     

    À deux pas du 28 rue Affre, au n°11, se dresse l'église Saint Bernard de la Chapelle. Célèbre pour son occupation par des sans-papiers en 1996, et leur violente évacuation par les forces de l'ordre, cette église a aussi accueilli Louise Michel et le Club de la Révolution pendant la Commune de Paris. Mais ce que l'on sait moins, c'est que cet édifice religieux construit de 1858 à 1861, dernière construction prestigieuse d'une commune en plein expansion, était la fierté du conseil municipal de la Chapelle Saint-denis et particulièrement de son maire d'alors, Antoine Hébert. En effet, la commune  de la  Chapelle Saint-Denis, créée en 1790 et redessinée  à partir des contours de la paroisse de la Chapelle Saint-Denis (brièvement nommée "la Chapelle Franciade" pendant la révolution), a connu un essor démographique et industriel remarquable à partir des années 1830, obligeant les édiles municipaux à mener une politique urbaine ambitieuse.

     

    Marville

    Charles Marville, "Église St Bernard de la Chapelle, architecte Magne" 186?

     

    Pour accompagner ce développement industriel et cette forte croissance démographique (le village passe de 800 habitants en 1806 à 33.346 habitants en 1856), impulsés notamment par la présence des voies de chemin de fer du Nord et de la gare de marchandises créée sur la commune, de nombreuses rues et places sont percées (en particulier dans le quartier de la Goutte d'Or) ainsi que des bâtiments publiques (écoles mairie…). Mais il s'avère également nécessaire de repenser l'offre liturgique, l'église Saint-Denys de la Chapelle (16 rue de la Chapelle) se trouvant bien trop petite pour le nombre  de fidèles, croissant sans cesse. Dès 1854, le Conseil municipal conduit par Antoine Hébert adopte l'idée d'un nouvel édifice religieux. Se pose la question de son emplacement. Il est d'abord envisagé de créer un grand édifice vers le centre du bourg (aujourd'hui "Marx Dormoy"/marché de l'Olive) qui se substituerait à l'église Saint-Denys (la basilique Jeanne d'Arc qui la jouxte aujourd'hui n'a été construite à partir de 1929). Mais finalement, c'est le quartier excentré de la Goutte d'Or qui est privilégié.

    Un premier projet est proposé par l'architecte Paul-Eugène Lequeux, ce projet est rejeté mais pas perdu, car c'est celui qui servira à la construction de l'église N.D. de Clignancourt située face à l'actuelle mairie du 18e, place Jules Joffrin. C'est finalement le projet de l'architecte Auguste-Joseph Magne qui est retenu. Magne imagine un pastiche gothique du XVe siècle qui sera salué comme une réussite en la matière, entre autres par Viollet-le-Duc (Les églises de Paris, 1883, p.198-200). Le Conseil municipal, par délibération en date des 15 juin et 12 décembre 1857, a voté la construction de cette nouvelle église. Le Préfet de la Seine en a approuvé les plans et devis (695.820 fr, mais le montant réel fût de 1.000.000 fr) le 25 juin 1858. La première pierre est posée le 10 août 1858, et l'église est consacrée le 29 octobre 1861. Mais entre la pose de la première pierre et sa livraison, l'édifice change de propriétaire. En effet, sous l'impulsion du préfet Haussmann, plusieurs communes sont annexées à Paris (loi du 16 juin 1859, effective le 1er janvier 1860) dont la Chapelle (l'équipe municipale d'alors y est fortement opposée); ainsi, l'église Saint-Bernard devint de fait un édifice parisien. En guise de bienvenue, la commune de Paris offre à Saint-Bernard son porche, non prévu sur le plan initial, et la grille de pourtour (que l'on repeint en ce moment) pour une somme dépassant les 600.000 fr.

     

    St Bernard 1890

    Église Saint-Bernard de la Chapelle, gravure anonyme vers 1890. Représentation erronée qui omet le porche, mais qui donne un aperçu de l'église si la Chapelle Saint-Denis n'avait pas été annexée à Paris.

     

    Mais malgré ce changement de tutelle municipale, il subsiste à l'intérieur de l'église une marque étonnante du conseil municipal de la Chapelle Saint-Denis: la nef est soutenue par des piliers dont les chapiteaux sont ornés des masques des édiles municipaux. Je n'ai pas trouvé d'explication à cette rareté, mais effectivement, on retrouve plusieurs têtes sculptées qui représentent une partie du conseil municipal de la commune de la Chapelle ainsi que M. Merle, l'architecte-voyer de la commune qui conduisit les travaux de l'église, et l'abbé Christophe, curé de la paroisse. Une place était réservée à Magne l'architecte, mais ce dernier, sans doute empreint de plus de modestie que les autres notables pétrifiés, déclina l'offre et préféra une allégorie de l'architecte plutôt qu'une reproduction de son portrait. Précisons que ce conseil municipal, sous le Second Empire, n'est pas élu, mais est nommé parmi les électeurs, rappelons également que le système électoral d'alors est masculin et censitaire (seuls les plus imposés, donc les plus riches votent), c'est donc des notables que nous retrouvons là.

     

    nef

    Charles Marville, "Église St Bernard de la Chapelle" 186?

     

    Faisons donc le tour de ces portraits municipaux dans l'église Saint-Bernard de la Chapelle, qui témoignent d'un temps précédant la loi du 9 décembre 1905 instaurant le principe de laïcité, temps où les affaires politiques et religieuses ne se distinguaient pas. Il est à noter qu'une partie du conseil municipal n'y est pas représenté, il s'agit des conseillers suivants: Fournier, Toutain, Merlin, Degouet, Gourland, Vincent, Martin, Soudé, Dubert, Liévois aîné, Brisson. Mais intéressons-nous plutôt à ces notables de pierre qui, en cent cinquante-trois ans, impassibles, ont  vu défiler les ouailles ouvrières de la Goutte d'or, qui ont pu entendre Louise Michel montée en chaire, qui ont vu l'occupation de l'église par des familles sans droit et qui ont entendu les coups de hache des policiers venus déloger brutalement ces mêmes familles.

     

    - Travée de gauche, partant du fond vers l'entrée:

     

    Antoine-Joseph Hébert, maire

    Né le 5 septembre 1815 à Caen (Calvados) et mort à son domicile, 13 rue des Roses à Paris 18e, le 18 mai 1896. Il fût conseiller de Paris après l'annexion. Chevalier de la Légion d'honneur le 14 août 1862.

    Hebert

     

    Louis François Eugène Merle, architecte

    Agent-voyer de la commune, il fût le conducteur de travaux de l'église.

    Merle

     

    Marie-Joseph Fège, conseiller

    Né le 22 novembre 1799 à Mégève (Savoie). Il acquiert la nationalité française le 5 novembre 1845. Entrepreneur de voitures de place à la Chapelle Sait-Denis.

    Fège

     

    Christophe-François Calla, conseiller

    Né le 5 février 1802 à Paris et mort le 24 février 1884 à Nice. Industriel (fonderie industrielle et fonderie d'art) dont les usines et ateliers sont localisés à la Chapelle Saint-Denis. Chevalier de l'ordre de la Légion d'Honneur le 26 avril 1843.

    Calla

     

    CF Calla 

    Portait de Christophe-François Calla (Anonyme) 

     

    Aubusson, conseiller

    Médecin, 16 rue Doudeauville (adresse supprimée par l'élargissement des voies de chemin de fer du Nord)

    Aubusson

     

    Gautheron, conseiller

    Gautheron

     

    Laval, conseiller

    Peintre sur porcelaine. 

    Laval

     

     

    - Travée de droite, partant du fond vers l'entrée:

     

    Auguste-Joseph Magne, architecte de la ville de Paris (allégorie)

    Né le 16 avril 1816 à Etempes (Seine et Oise) et mort en juillet 1885. Chevalier de la Légion d'Honneur le décembre 1862 et Officier de la Légion d'Honneur le 26 juillet 1879.

    Magne

     

    Abbé Jean-Joseph Christophe, curé de la Chapelle

    Né à Rochesson (Vosges) le 16 avril 1803. Il est nommé curé de la Chapelle Saint-Denis le 8 février 1851, puis  nommé évêque de Soissons par un décret du 11 novembre 1860, préconisé le 18 mars 1861 et sacré à Reims le 5 mai 1861. Il meurt le 10 août 1863 à Soissons. Ses armoiries d'évêque ont été gravées postérieurement sous son masque. Chevalier de la Légion d'honneur le 11 juin 1837 et   Officier de la Légion d'honneur le 4 juin 1860.

    Christophe

      

    Armes Christophe

    Extrait de: Armorial des prélats français du XIXe siècle , par le Comte de Saint-Saud

     

    Mgr Jean-Joseph Christophe

    Mgr Jean-Joseph Christophe (1861-1863), évêque de Soissons et Laon

     

     

    D'heilly, adjoint

    Habitait au 8 de la rue de Jessaint.

    D'heilly

     

    Moreau, adjoint

    Moreau

     

    Jean-Baptiste Tingot, conseiller

    Né le 22 octobre 1788 à la Chapelle et mort le 26 mars 1870 à son domicile au 14 rue des Roses à Paris 18. Chevalier de la Légion d'Honneur le 21 mars 1831.

    Tingot

     

    Georges Gustave Jean Baptiste Loustau, conseiller

    Né le 23 juin 1809 à Saarlouis (Prusse/Moselle) et mort le 20 janvier 1895. Ingénieur civil à la Compagnie du chemin de fer du Nord. Il a été conseiller municipal de la Chapelle de 1851 à 1860. Chevalier de la Légion d'Honneur le 18 octobre 1858

    Loustau

     

    Legrain, conseiller

    Legrain

     

     

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    L'ancienne commune de la Chapelle,  annexée à Paris en 1860 pour former le 18e arrondissement avec la commune de Montmartre, s'est vue coupée en deux en 1845 par le percement des voies de chemin de fer du Nord qui aboutissent à la Gare du nord toute proche. Ainsi la Goutte d'Or, alors quartier de la Chapelle, s'est trouvée de fait coupée du centre de la commune. Dès lors, la nécessité de lancer des ponts pour recoudre ce territoire déchiré s'est imposée.Plusieurs ponts ont d'emblée été construits sur la tranchée des chemins de fer, comme le pont Marcadet, le pont Doudeauville, le pont de Jessaint ou le pont Saint-Ange (sur le boulevard de la Chapelle). D'autres ponts ont été projetés, même un square couvrant les voies de chemin de fer (nous reviendrons sur ces projets avortés dans un article à venir), mais parmi eux, seul le pont Jean-François Lépine a vu effectivement le jour. 

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    Plan de la Goutte d'Or, nouvellement traversée par les chemins de fer du Nord, aux environs de 1845

    (Cliquer sur les images pour agrandir)

     

    Les ponts de la Goutte d'Or

     

    Nous commençons donc une série d'articles sur les ponts de la Goutte d'Or par le dernier né de ces ouvrages d'art, le pont Jean-François Lépine. La construction de ce pont est décidée en 1894 (et même envisagée dès 1864) mais sa mise en oeuvre attendra 1897, notamment pour procéder aux expropriations nécessaires et organiser le relogemment temporaire de l'école de garçons rue Stephenson devant disparaître pour laisser place au pont.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    Vue sur le pont Jean-François Lépine depuis les voies de chemins de fer, photo prise sous le pont Jessaint. Carte postale sur la grève des Cheminots du Nord de 1910

     

    Un exploit technique 

    La construction de ce pont n'est pas passée inaperçue et a retenu l'attention de la presse généraliste et de la presse spécialisée. En effet, d'abord monté d'un seul tenant, il a été jeté en deux jours, les  23 et 24 août 1897, au-dessus des voies de chemin de fer et sans interruption du trafic ferroviaire. L'extrait du journal la Science Française, reproduit ci-dessous, détaille la délicate opération.

     

        Extrait de la Science Française N° 132, Aout 1897:

    "LE LANCEMENT DU PONT DE LA RUE STEPHENSON

    Le pont J.-F. Lépine (1).

    Le pont de la rue Stephenson sur la voie du chemin de fer du Nord repose depuis quelques jours sur ses culées. L'opération délicate du lancement s'est faite sans incident, en présence d'une foule curieuse. Le pont J.-F. Lépine relie la rue Stephenson à la rue de la Chapelle ; il a été voté en 1894 par le Conseil municipal. Après les formalités administratives, les enquêtes, les expropriations, etc., les plans furent dressés par M. Louis Biette, ingénieur de la septième section municipale, et approuvés par M. Boreux, ingénieur en chef du service technique.

    Ce pont traverse la vaste tranchée de la ligne du chemin de fer du Nord et exactement il l'endroit de la « bretelle » de jonction de toutes les voies. On désigne sous le nom de bretelle une série d'aiguilles qui permet de faire passer les trains sur toutes les lignes aboutissant à la gare d'arrivée ou s'éloignant de celle-ci. C'est un enchevêtrement de rails en ligne droite et en biais, qui supprime tout espace libre ; il n'y a pas en quelque sorte d'entre-voie sur ce point et il était donc impossible de placer là un pont à piliers, ni môme d'élever un échafaudage pour le montage sur place.

    Il fut donc décidé qu'on assemblerait le pont sur l'une des rives et qu'on le poserait ensuite sur les culées édifiées de chaque côté de cette tranchée large de 40 mètres. On emprunta une partie du square Saint-Bernard, on confisqua la rue Stephenson et on obtint ainsi un chantier assez vaste pour y effectuer le montage du pont. Les travaux commencèrent le 5 mai dernier, et à la fin de juillet l'assemblage était terminé. Le pont a 43 mètres de long, 13 de large ; il pèse 400.000 kilogrammes. En même temps on édifiait les culées en maçonnerie destinées à recevoir les extrémités du pont. Ce travail donna lieu à quelques surprises, car le sous-sol des environs est compose de couches marneuses, de carrières remblayées. Bref, on tomba juste sur une poche sablonneuse et il fallut creuser quatre puits de dix-huit mètres de profondeur pour asseoir solidement les culées. Ce travail spécial fut dirigé par M. Brunet, conducteur municipal, pendant que son collègue, M. Thomas, surveillait le montage du pont.

    Tout étant prêt, le dernier rivet posé, l'avant-bec, long de vingt-sept mètres, et du poids de cinquante tonnes, fut ajusté au pont et M. Biette procéda, avec M. Thomas, son collaborateur, aux expériences de vérification. Ces expériences furent contrôlées par M. Borcux, ingénieur en chef.

    Il ne s'agissait plus que de placer le pont en travers de la tranchée, sans interrompre la circulation si active des trains de la Compagnie du Nord.

    Le pont fut placé sur une série de galets, huit treuils furent solidement fixés,et on procéda à l'opération. C'est en apparence très simple quatre chaînes sont attachées de chaque côté de l'extrémité du pont qui reste sur la rive; ces chaînes vont sous le pont passer sous des poulies de renvoi et reviennent s'engager sur les treuils. Deux autres chaînes sont fixées directement. Les quatre chaînes font avancer, les deux autres retiennent, et cela est si bien agencé que seize hommes suffisent pour faire déplacer cette masse de fer de quatre cent cinquante tonnes.

    L'avant-bec ayant passé, on commença à faire avancer le pont. Tant que l'avant-bec dépasse, cela va bien, il est supporté parle poids du pont qui lui est quatre fois supérieur mais là où l'opération devient épineuse, c'est quand l'avant-bec prend son appui de l'autre côté.

    En effet, le pont, à partir de ce moment, n'est plus en équilibre et naturellement tend à basculer, c'est là où l'avant-bec entre en travail, et plus cela va, plus le travail augmente car le poids du pont s'accroît.

    Il y a un moment émotionnant, car cette opération est très périlleuse; mais tout avait été disposé en prévision du basculage, qui couperait les voies et bloquerait la gare. Les trains n'ont pas cessé de circuler, le « basculage » ne s'est pas produit, et les craintes des ingénieurs du chemin de fer se sont dissipées.

    L'opération a été menée avec une précision remarquable. Après quelques heures, le pont touchait de l'autre côté et l'avant-bec dévalait inutile. C'était un spectacle fort instructif pour tous ceux qui s'intéressent aux travaux d'art, et il faut féliciter en bloc MM. Boreux, Biette et Thomas, et aussi un praticien expérimenté, M. Bergeron, chef monteur de MM. Nouguier et Kessler, d'Argenteuil, les entrepreneurs de la construction du tablier métallique. M.Bergeron lançait son cinquantième pont. Le pont, avec ses travaux de viabilité, coûtera environ 400.000 francs.

    (1): Jean-François Lépine, qui donne son nom au pont, n'est nullement parent du préfet de police ; c'était un habitant de la Chapelle, décédé récemment, et qui a laissé une rente de 80.000 fr. aux pauvres du quartier."

     

    Pour compléter et illustrer cet article de la Science Française, la revue Le Génie Civil nous offre des schémas et photographies montrant parfaitement la prouesse technique, unanimement saluée alors comme telle (cliquer sur les images pour agrandir).

     

    Extraits de la revue Le Génie Civil, N° 795 4 septembre 1897. 

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    "Croquis schématique montrant différentes phases du lançage du pont J.-F. Lépine"

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine

     Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    Plusieurs vues sur les opérations de lançage du pont jean-François Lépine

     

    Le pont Jean-François Lépine fût inauguré le 21 février 1898 le même jour que le nouveau groupe scolaire Saint-Luc, situé dans la rue éponyme toute proche.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    Le Rappel du 22 février 1898

     

    Vibrons sur le pont

    En 1902 le pont Jean-François Lépine est l'objet d'une expérimentation sur ses réactions aux vibrations. Une expérience qui n'est pas passée inaperçue dans le quartier et bien au-delà. Là aussi, la presse s'est fait l'écho de cette singulière expérience qui visait à mesurer la résonance du pont. On y fit passer un rouleau compresseur de 30 tonnes, puis un groupe de seize hommes (de "pas plus de mille kilos au total") au pas de gymnastique. Ce dernier test est plutôt inquiétant, car le diagramme obtenu montre que le pont entre alors dangereusement en résonance ; une foule dense qui le franchirait au pas cadencé le mettrait gravement en péril. On peut voir le résultat inquiétant sur le diagramme ci-dessous :

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine

      

    Un peu plus tard, en mai 1928, un arrêté préfectorale interdit à tout véhicule dont le poids est compris "entre 7,5 tonnes et 10 tonnes sur l'un des essieux" d'emprunter le pont Jean-François Lépine (au-delà de 10 tonnes par essieu, les trajets sont soumis à autorisation).

     

    Un nom bien laïc...

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    La rue J.F. Lépine vers 1900

     

     

    Chaque pont porte un nom, généralement celui de la voie qui le traverse. Le pont Jean-François Lépine, en toute logique porte celui de la nouvelle rue ouverte en vue de sa construction et qui relie la rue Marx Dormoy (alors rue de la Chapelle) et la rue Stephenson. Jean-François Lépine, ancien habitant de l'ancienne commune de La Chapelle et philanthrope est mort sans héritier, il a légué une rente de 80.000 francs aux indigents du quartier. C'est en sa mémoire qu'il fût attribué son nom à cette rue et ensuite au pont qui la prolonge.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François LépineActe de décès de Jean-François Lépine

     

    Précisons, comme le fait la revue la Science Française dans sa note de bas de page de l'article reproduit plus haut, qu'il ne faut pas confondre Jean-François Lépine et Louis Lépine, alors préfet de Paris et qui a laissé son nom au concours éponyme. Confusion que l'on retrouve dans le journal satirique Paris à la Fourchette, qui déplore, à tort, l'outrecuidance dudit préfet qui se serait attribué le nom d'une rue de son vivant. Une place porte depuis le nom de Louis Lépine dans le 4e arrondissement.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine
    Paris à la Fourchette, 1897

     

    À l'annonce de l'inauguration du pont J.F. Lépine, le journal chrétien La Croix s'émeut dans son édition du 18 janvier 1898 du choix du nom pour ce pont. Croyant comme d'autres que le pont aurait été nommé "pont Saint-Bernard" en référence à l'église Saint-Bernard toute proche, il déplore qu'on préfère un nom "bien long… et pas populaire" plutôt que celui d'un saint. Rappelons que l'époque est celle de débats houleux qui aboutiront à la loi de 1905 sur la laïcité, l'enjeu de ce baptême dépasse la facilité d'usage qu'invoque La Croix.

     

    Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François LépineExtrait du journal La Croix, 18 janvier 1898

     

    Terminons en ajoutant que, comme les autres ponts de la Goutte d'or, le pont Jean-François Lépine sera allongé à plusieurs reprises pour permettre l'élargissement des voies de chemins de fer du Nord (rive Est de la tranchée) rendu nécessaire avec l'augmentation du trafic ferroviaire. Le dernier élargissement date de 1977.

     

     

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