Les fans de Stanley Kubrick (The Shining) savent bien qu'il ne faut pas construire sur un ancien cimetière, au risque de réveiller de vieux démons. Mais les édiles parisiens n'en n'ont cure, et ce n'est pas moins de trois écoles qui furent édifiées sur un ancien cimetière.
"J'ai peur", installation artistique de Claude Levêque, École Pierre Budin
(Cliquer sur les images pour agrandir)
N'ayez pas peur, prenez votre cartable, nous allons faire un tour au cimetière de la Goutte d'Or.
Les quatre cimetières
En effet, dans la quartier de la Goutte d'Or était établit un cimetière, sis au 29 rue Marcadet. C'était là le troisième de la commune de la Chapelle Saint-Denis.
Le premier cimetière de cette commune dont dépendait la Goutte d'Or avant l'annexion à Paris en 1860, était situé devant l'église Saint-Denys de la Chapelle, sur l'actuelle rue de la Chapelle. Le deuxième fût ouvert en 1704 et se trouvait derrière l'église Saint-Denys de la Chapelle, sur ce qui est aujourd'hui le carrefour formé par les rues de Torcy, de l'Evangile et de l'Olive.
Ouvert en 1803 ou 1804, le cimetière Marcadet est d'abord de petite dimension, se limitant à 6 ares et 40 centiares. La commune connait alors un essor démographique considérable, la population passe de 800 habitants en 1800 à 3500 habitants en 1826, date à laquelle la population du village envois une pétition au Ministre de l'Intérieur pour demander un agrandissement de la nécropole. On agrandit donc le cimetière Marcadet en 1828 pour le porter à une surface totale de 41 ares et 11 centiares.
Le cimetière Marcadet sur le plan cadastral de 1846
Situé entre la rue Marcadet au Nord, la d'Oran au Sud et la rue des Poissonniers à l'Ouest, le cimetière Marcadet arrive vite à saturation et est rapidement entouré de constructions nouvelles. Rapelons que depuis 1808, les cimetières doivent être implantés en dehors des agglomérations. Il est fermé en 1849 au profit du quatrième cimetière de la Chapelle Saint-Denis construit au Nord du village, au-delà de l'enceinte de Thiers, les "fortifs". Ce cimetière méconnu, à présent parisien, existe toujours, caché derrière le périphérique Porte de la Chapelle. On visitera avec intérêt le site Cimetières de France pour en savoir un plus sur cette nécropole nommée cimetière de la Chapelle, ou encore sur l'excellent blog Paris-Bise-Art.
Après 1860, une trentaine de concessions sont transférées au cimetière de la Chapelle. Le cimetière Marcadet est peu à peu délaissé et envahi par la végétation, offrant à cet endroit une petite parenthèse bucolique dans un quartier alors fortement industrialisé.
Dans l'Assommoir, Zola remet en service ce cimetière pour les besoins de son roman et y enterrer maman Coupeau: "Heureusement, le cimetière n'était pas loin, le petit cimetière de La Chapelle, un bout de jardin qui s'ouvrait sur la rue Marcadet".
Mais malgré sa fermeture en 1849, le petit cimetière Marcadet est ouvert de nouveau durant la guerre Franco-prussienne et la Commune de Paris, faute de pouvoir procéder à des inhumations dans les cimetières parisiens hors les murs durant cette période. Ainsi, du 10 septembre 1870 au 19 juin 1871, ce n'est pas moins de 2811 corps, notamment de Communards, qui ont étés enterrés là.
"Le vieux cimetière de la rue Marcadet", dessin de M. Giradon, Le Monde Illustré, 6 novembre 1886
Le cimetière Marcadet est définitivement fermé par un arrêté du 18 juillet 1878. Les neuf concessions restantes du cimetière furent transférées au quatrième cimetière de la Chapelle.
La Croix Cottin, raptée par Montmartre
Au milieu du cimetière Marcadet était dressée une croix de pierre, la Croix Cottin. La famille Cottin est une des plus anciennes familles de propriétaires de Montmartre et de la Chapelle Saint-Denis ; c'est de cette famille que vient le nom du passage Cottin sis sur le versant oriental de la Butte Montmartre.
La Croix Cottin dans le cimetière Marcadet abandonné (1886)
Cette croix en pierre a été initialement érigée en 1763 dans le deuxième cimetière de la Chapelle Saint-Denis. À la fermeture de ce dernier, on l'installât dans le cimetière Marcadet. C'est à un certain Philippe Cottin que l'on doit cette croix, comme l'indique l'inscription gravée au pied de la croix (voir ci-dessous).
Philippe Cottin était marguillier de la paroisse de la Chapelle Saint-Denis. Il mourut un an après avoir érigé la croix, en 1764. Un marguillier était une sorte de sacristain, il était notamment chargé d'administrer les registres des pauvres de sa paroisse ; c'est également lui qui portait la croix durant les processions. Marguillier était une charge et non pas un métier.
Trônant au milieu d'un cimetière fantôme dont elle était une des dernières traces, la Croix Cottin avait traversé le temps sans dommage. En 1886, la Société d'Histoire et d'Archéologie "Le Vieux Montmartre", qui s'était attribué le territoire de l'ancienne commune de la Chapelle Saint-Denis comme zone d'action depuis l'annexion à Paris, s'enquit du devenir de la Croix Cottin.
Une délégation se rendit sur place en grande pompe pour décider du sort de la croix. On immortalisa la visite comme en témoigne le cliché pris à cette occasion (ci-dessous) qui nous montre la délégation toute de gibus coiffée, posant jusqu'au ridicule autours de la dite croix.
Les membres de la Société d'Histoire et d'Archéologie
"Le Vieux Montmartre" préparant leur forfait devant le Croix Cottin
Les sociétaires obtinrent des autorités municipales la conservation du monument. Ils décidèrent de transférer la Croix Cottin sur le parvis de l'église Saint-Pierre de Montmartre. Ce qui fût fait en 1887. Lucien Lombeau, auteur érudit d'une série d'ouvrages de référence consacrée aux communes annexées à Paris en 1860, déplora cette confiscation d'un vestige du village de la Chapelle Saint-Denis. Lombeau préconisa qu'on la déplaça au quatrième cimetière de la Chapelle Saint-Denis, arguant qu'elle fût initialement dressée pour un cimetière et que Montmartre n'était pas sa patrie.
Mais le savant ne fût pas entendu et depuis la Croix Cottin est toujours sur le parvis de Saint-Pierre de Montmartre, voyant défiler des hordes de touristes indifférents à cette relique de pierre. Mais pardonnons à la Société d'Histoire et d'Archéologie "Le Vieux Montmartre" qui a eut au moins le mérite d'avoir sauvé un des rares vestiges du 18e siècle de la Chapelle Saint-Denis.
La Croix Cottin sur le parvis de l'église Saint-Pierre de Montmartre
Mortelle l'école!
L'endroit libéré de ses tombes et de la Croix Cottin, Le Conseil municipal de Paris prend la décision de construire un groupe scolaire sur les terrains de l'ancien cimetière Marcadet. Cette nouvelle affection du terrain est votée lors de la séance du 25 juillet 1888, le coût de l'opération est estimée à la somme de 517545 francs de l'époque (équivalent à un peu plus d'un million d'euros).
C'est donc sur le cimetière Marcadet que sont installées les trois établissements scolaires actuels:
- École maternelle Marcadet, 29 rue Marcadet
- École élémentaire publique Pierre Budin, 5 rue Pierre Budin
- Ecole élémentaire publique d'Oran, 18 rue d'Oran
29 rue Marcadet, entrée du cimetière de l'école maternelle Marcadet
En 1890, la petite impasse du Cimetière, qui commence face au 51 rue des Poissonniers et butte contre le coté ouest du cimetière, prend le nom d'impasse d'Oran, en référence à la rue éponyme toute proche. On efface là les souvenirs du cimetière disparu. En 1906, l'impasse d'Oran est prolongée jusqu'à la rue Léon, elle-même nouvellement prolongée jusqu'à la rue Marcadet. En 1912 elle est nommée rue Pierre Budin en hommage au professeur de médecine spécialisé dans la petite enfance. La rue partage alors en deux le groupe scolaire, de nouveaux bâtiments sont construits, notamment l'école Pierre Budin.
Rue Pierre Budin
Malgré les nombreuses transformations opérées sur ces établissements scolaires, si l'on regarde l'ensemble formé par les trois écoles sur un plan, on retrouve quasiment le tracé de l'ancien cimetière de la Chapelle Saint-Denis. La configuration actuelle de ces écoles vient donc du tracé d'un cimetière ouvert deux siècles plus tôt.
Plan des écoles construites sur le cimetière Marcadet
Préalablement, l'endroit a été dûment débarrassé des restes de ses anciens hôtes, donc cela devrait éviter aux jeunes élèves de la Goutte d'Or de croiser quelques âmes en peine. Pas si sûr…
Le retour des trépassés
Lors de travaux pour améliorer les plantations dans la cour de l'école des filles de la rue Pierre Budin (actuelle école élémentaire Pierre Budin), conduits en août 1924, les ouvriers firent une macabre découverte. En creusant des tranchées, les ouvriers mirent à jour une grande quantité d'ossements. On compris alors que les corps ensevelis en 1870-1871 avaient été oubliés et étaient restés sur place. On exhuma ce que l'on pu et les restes furent envoyés à l'ossuaire municipal.
En septembre 1934, d'autres travaux, coté Marcadet, donnent encore lieu à de sinistres découvertes. Les os mis à jour étaient cette fois en petite quantité. L'ensemble des restes fût enterré dans une boite en bois à l'endroit où on les trouva, soit dans la cour de l'école!
On se rendit alors à l'évidence, l'ensemble des sols du groupe scolaire était truffé de squelettes de Communards et autres morts restés là quelques décennies plus tôt. Ils y sont toujours.