• Le clou anachronique

    À deux pas du 28 rue Affre, un joli immeuble d'habitation se dresse au 36 rue Cavé, face au square Léon. Sur son fronton, on peut toujours lire "MONT-DE-PIÉTÉ" et plus haut "LIBERTÉ-ÉGALITÉ-FRATERNITÉ". Ancien nom du Crédit Municipal, autrement connu comme "Chez ma tante" ou "au clou", le Mont-de-Piété était un office public de prêt sur gage (ce service existe toujours au Crédit Municipal). Le Mont-de-Piété de Paris dont nous connaissons le siège historique rue des Francs-Bourgeois, avait ouvert ici son "Bureau auxiliaire Y".

     

    36 rue Cavé
    36 rue Cavé, 2014

    (Cliquer sur les images pour agrandir)

     

    Gervaise…

    La coutume locale veut que ce charmant petit immeuble fût celui évoqué par Zola dans L'Assommoir, dont l'action se déroule dans la Goutte d'Or. En effet, dans son roman, Zola envoie Gervaise ou la mère Coupeau au Mont-de-Piété y gager le peu de valeurs de la famille. 

     

    "Ca tournait à la dégringolade lente, le nez davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son tablier, allant d'un pas de promenade au Mont−de−Piété de la rue Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et gourmande d'une dévote qui va a la messe; car elle ne detestait pas ca, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à la toilette chatouillait ses passions de vieille commère  Les employés de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère “ Quatre francs “, parce qu'elle demandait toujours quatre francs, quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de beurre. Gervaise aurait bazarde la maison; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain de quatre livres. Tout le saint−frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle profitait des bonnes semaines, pour dégager  quitte a rengager la semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances."

    (Émile Zola, L'Assommoir. Extrait)

     

    S'il évoque à plusieurs reprise le Mont-de-Piété dans son roman, Zola ne le localise qu'une fois, ce n'est pas rue Cavé mais rue Polonceau. Alors, l'auteur se serait trompé de rue dans son travail préparatoire dont les notes nous sont parvenues ?

     

    Plan Zola
    Esquisse de plan, travail préparatoire pour l'Assommoir d'Émile Zola

     

    Répondons d'emblée par la négative. Zola n'a pas pu mal situer le bureau de la rue Cavé pour la bonne et simple raison qu'il n'existait pas quand l'Assommoir a été édité. En effet, le roman a été initialement publié en feuilleton en 1876, alors que la construction de l'immeuble du 36 rue cavé (architecte Belot) a été décidée et commencée en 1888, le Bureau auxiliaire Y du Mont-de-Piété y a été transféré en 1890.

    Auparavant, et depuis juin 1882, cette annexe de Chez ma tante se situait ni rue Cavé ni rue Polonceau, mais au 21 rue Stephenson (occupé actuellement par le bar Le Mistral Gagnant, l'immeuble date de 1879). Et encore avant, quand Zola rédigeait l'Assommoir, le Bureau auxiliaire Y se situait au 37 rue de la Chapelle (aujourd'hui 37 rue Marx Dormoy, l'immeuble actuel date de 1898). 

     

    21 Stephenson
    21 rue Stephenson vers 1900

     

    Zola a tout simplement inventé l'adresse rue Polonceau, comme de très nombreux éléments du roman. Car, faut-il le rappeler, Émile Zola était romancier, et même s'il s'assurait de rendre le plus réel et crédible possible ses histoires, elles n'en demeurent pas moins de la fiction et ne sauraient constituer des preuves historiques.

     

    Mere Coupeau au Clou
    "La mère Coupeau au Mont-de-Piété", E. Zola, Oeuvres complètes illustrées de Émile Zola ; 1-20. Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire. L'assommoir, 1906, p. 289

     

    Des clous à la chaine…

    Pour l'anecdote, on peut trouver à Paris des immeubles jumeaux à celui de la rue Cavé, dessinés par le même architecte. Le premier se situe au 13 rue de l'Equerre (19e arrondissement), la mention "Mont-de-Piété" y a été effacée. Un autre immeuble identique a été construit au 9 bis rue Bellot (19e arrondissement) mais la façade est légèrement plus étroite que les autres. Et enfin, on peut trouver un immeuble d'angle au 26 rue des Volontaires/196 rue de Vaugirard (15e arrondissement), toujours dessiné sur le même modèle, mais qui a été surélevé depuis par une extension sans grâce qui écrase le petit édifice d'origine en lui faisant perdre toute son élégance initiale. 

    Ces petits immeubles sont les reliquats d'un temps où le Mont-de-Piété essaimait ses succursales et ses bureaux auxiliaires à travers les quartiers populaires parisiens, quartiers où les fins de mois étaient bien difficiles à boucler, comme ceux de Gervaise à la Goutte d'Or.

     

     

     

     

    « La misère en familleD'ébène et d'ivoire »
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  • Commentaires

    1
    JPD
    Lundi 17 Août 2015 à 15:24

    Très beau titre !

    2
    Jean-Michel Girardot
    Mardi 18 Août 2015 à 20:44
    Jean-Michel Girardot
    Bel article.
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